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lugubres histoires sur la perfidie des vipères, dont le vieux castel que nous avions sous les yeux était devenu la demeure favorite. Tandis que nous longions l’Arbostora, ramification boisée du San-Salvadore, je me faisais un malin plaisir d’exciter la colère du duc contre ces régions « sauvages, » où les reptiles pullulent comme aux siècles antédiluviens, et où les hommes semblent avoir conservé les passions ardentes des époques primitives. La duchesse portait des regards d’envie de l’autre côté du lac sur le village de Campiglione. L’église, assez éloignée de ce village, avec son double escalier et son portail hardi, a l’air d’une retraite bâtie aux bords des eaux pour les âmes qui veulent se recueillir devant l’Éternel, loin des agitations du monde et de la vie. À mesure que nous approchions, Ghislaine s’absorbait de plus en plus dans les pensées que paraissait lui inspirer cette riante solitude, que l’éclatant soleil du midi inondait alors de tous ses feux. Ses yeux s’arrêtaient avec une sorte de fixité maladive sur une belle maison, construite entre l’église et le pont de Mélide, et dont les blanches murailles brillaient au milieu des mûriers, des noyers et des cascades murmurant dans les hautes herbes. Nous arrivâmes devant Bissone, en passant sous l’immense pont qui unit les deux rivages du Ceresio. Le village de Bissone, bâti en face de Mélide, sur la rive orientale du lac, dont il est séparé par une place plantée de mûriers a un aspect si riant que le duc fut séduit et que la duchesse elle-même, malgré son indifférence, laissa échapper un signe d’approbation. Trois ormes immenses, qui s’élevaient parmi les mûriers, semblaient fiers de la majesté de leur taille et de la grandeur de leurs rameaux. Aux branches des arbres pendaient de longs filets qui laissaient voir à travers leurs grandes mailles les maisons construites sur des arcades où les indigènes viennent, à l’abri d’un soleil dévorant, contempler leur lac d’azur, le pont gigantesque, les blanches « caves » de Mélide et les pentes verdoyantes de l’Arbostora. Nous descendîmes du bateau pour nous promener dans le village protégé par le dieu (divus) Carpophore, car sur le sol italien les saints deviennent des dieux[1], comme autrefois les césars. Les bateliers cueillirent pour nous des juliennes, des roses et du thym dans le jardin d’un hôtel dont l’enseigne pendait, balancée par la brise, à la gueule d’un poisson ; mais l’apparence plus que modeste de cet hôtel donna au duc une fâcheuse idée de la civilisation de Bissone. Quoiqu’il ne se séparât jamais de son cuisinier, il parut craindre que cet artiste éminent ne fût très mal secondé par les pêcheurs de Bissone, que l’honorable gentilhomme trouvait « farouches, »

  1. On lit sur le fronton de l’église : Divo Carpophoro dicatum.