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Pain-au-Lait (Pan-de-Leche), le célèbre cacique ou caporal des Aruaques.


II

Pain-au-Lait, que j’avais eu déjà l’honneur de voir plusieurs fois à Rio-Hacha, était un petit homme à la peau d’un rouge noirâtre et aux traits sillonnés d’innombrables rides. À sa démarche aisée, à son regard tranquille, on reconnaissait l’homme riche et noble, fier de descendre d’une longue série d’aïeux et satisfait du sort qui lui avait accordé les richesses de ce bas monde. Il possédait en effet une dizaine de bœufs, deux mulets, plusieurs plantations de cannes à sucre et d’arracachas, et, le premier de sa race, il s’était donné le luxe de manger de ces pains au lait auxquels il devait son nom burlesque. Seul parmi tous les Indiens, il pouvait se dispenser pour son commerce de l’intermédiaire des avides traitans espagnols, et lui-même, suivi de ses propres bœufs portant les produits de ses champs, allait échanger ses denrées à Dibulla, à Rio-Hacha ou dans les autres localités de la plaine. D’ordinaire il avait le même costume que ses compatriotes, le chapeau de paille et la tunique de coton bleu ; mais quand il descendait en pays espagnol, il tenait à honneur d’apparaître en culottes courtes et revêtu d’une petite jaquette de gros drap gris à boutons de cuivre ; on eût dit un paysan de notre belle France. Avec le produit de son trafic, il s’était fait bâtir dans le pueblo de San-Antonio, et au milieu de ses diverses plantations, de nombreuses maisons dans chacune desquelles il avait installé une de ses femmes ; lui-même habitait une cabane construite au centre du bourg et de beaucoup plus vaste, sinon plus comfortable, que celles de ses sujets. C’est là qu’il rendait la justice ; toute discussion, tout procès étaient tranchés par lui, et il était tout à fait sans exemple que des Aruaques mécontens de ses décisions en eussent appelé au tribunal de Rio-Hacha. D’ailleurs, pour mériter l’estime de ses subordonnés, jamais il ne lui était arrivé de s’enivrer en leur présence ; quand il vidait une bouteille de chicha, il fermait la porte de sa cabane, et personne alors n’eût osé troubler ses méditations profondes. Pain-au-Lait n’avait eu qu’un malheur dans sa vie, mais il avait su faire tourner ce malheur à sa plus grande gloire. Pendant qu’il se baignait dans la rivière de Rio-Hacha, un crocodile lui avait d’un coup de dent enlevé la main droite. Il s’était aussitôt fait fabriquer une main en fer-blanc, que par courtoisie on était convenu de prendre pour de l’argent, et depuis il n’était jamais sorti sans attacher à cette main brillante une canne à pomme d’or qui se balançait majestueusement à côté de lui. Cette canne, célèbre dans toute la province de