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d’une tâche pénible avec assez peu de résignation. Lorsqu’elle atteignit la plate-forme qui est voisine du monastère, je m’attendais avoir la magnificence du spectacle triompher de son indifférence ; il n’en fut rien cependant, elle resta impassible devant un paysage digne du pinceau de Claude Lorrain.

Pendant que je m’oubliais dans la contemplation du splendide panorama qu’on découvre du haut de la montagne, le docteur et le vicomte sortirent du monastère. Celui-ci, à la vue de l’étrangère, ne put contenir une émotion profonde. La jeune femme que j’avais sous les yeux n’était autre que Ghislaine, qui avait atteint la plateforme presque en même temps que moi. La présence de Norbert parut causer à la duchesse une surprise agréable. Il ne fallait pas être un observateur bien pénétrant pour s’apercevoir que le mariage qu’elle avait accepté avec tant d’empressement n’avait pas réalisé ses espérances. Le duc n’était pourtant ni un méchant homme ni un mauvais mari. Grâce à la fortune considérable que son père lui avait laissée, il ne refusait jamais de satisfaire les fantaisies de sa femme. Malheureusement il était très absolu, très personnel, et sûr d’être dans son droit en se préoccupant sans cesse de lui-même. Il ne comprenait pas que sa compagne pût avoir une autre manière de voir que lui. Dès les premiers jours de son mariage, il avait eu la maladresse d’irriter la vanité de la fière Ghislaine en voulant redresser toutes ses idées, combattre ses préjugés, « refaire son éducation, » car telles étaient les expressions qu’il employait bravement. La jeune Flamande écouta tous ses sermons avec une déférence apparente ; mais dès lors elle le trouva souverainement ridicule. Quoiqu’elle dissimulât d’abord assez habilement toutes ses impressions, il était difficile que le mari de Ghislaine ne s’aperçût pas avec le temps qu’elle ne faisait aucun cas de ses théories, et qu’elle attachait à son affection une très médiocre importance. Or le duc, qui prétendait être le centre de toutes choses, s’acharnait de plus en plus à obtenir une intimité impossible. Aussi, après avoir semblé ennuyeux, finit-il par paraître intolérable.

Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour comprendre les causes de ce profond désaccord. Ghislaine m’avait priée de l’aider à découvrir une habitation commode aux bords du lac, et, dans une longue promenade que nous fîmes jusqu’à Melano, son mari me révéla franchement les côtés faibles de son caractère. Lorsque nous entrâmes dans le bateau, j’éprouvai quelque hésitation en indiquant aux bateliers la direction qu’il fallait prendre. En effet, quoique d’une étendue médiocre, le lac de Lugano est composé de plusieurs golfes qui ont tous leur physionomie et leurs paysages particuliers. Le golfe de Porlezza se dirige au nord-est ; au midi, le lac s’enfonce