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Dans cette heureuse période de l’existence où rien ne se montre à l’intelligence sous son véritable jour, chacun de nous jouit de la faculté dont le genre humain était doué aux époques primitives. Tout alors prenait un merveilleux aspect. Les rayons immaculés de l’aube étaient les regards de génies bienfaisans qui contemplaient la terre endormie avec un sourire d’amour, l’haleine d’un dieu soupirait dans la brise printanière, et la corolle parfumée des roses servait de retraite à l’essaim des sylphes charmans. Quel homme n’a point à vingt ans, pour peu qu’il ait reçu du ciel le moindre sentiment poétique, opéré d’aussi grands miracles ? De quelles séductions irrésistibles n’a-t-il point paré l’objet d’une passion pleine d’une abnégation sans égale ! Tel est le secret qui assure aux premières amours un caractère exceptionnel. On aime alors avec une telle spontanéité que toute ombre s’anéantit dans les torrens de lumière qui s’épanchent de l’âme éprise. La réflexion est si peu développée, l’expérience si imparfaite, que l’idéalisation la plus hardie ne rencontre devant elle aucun obstacle. Les mots de culte, d’adoration, de sacrifice, qui, hélas ! sont destinés à devenir de trompeuses formules, sont alors l’expression exacte des mouvemens impétueux d’un cœur qui possède la glorieuse plénitude de son action.

D’ailleurs la coquetterie instinctive qui ne manque à aucune fille d’Eve donnait à Ghislaine des conseils dont elle profitait avec une innocente adresse. Elle était, en présence de son cousin, humiliée de son ignorance ; mais, grâce à ce tact exquis, privilège des natures féminines, et qui se développe en elles à leur insu, elle semblait avide de savoir et ne négligeait aucune occasion de demander quelque conseil à Norbert. Elle déplorait avec lui l’insouciance glacée de sa mère, l’étrange froideur du baron. Elle se plaignait amèrement d’avoir été sacrifiée à un deuil qui pouvait être sincère sans entraîner l’oubli des devoirs les plus sacrés. Elle racontait, avec cette verve naturelle qu’une conviction profonde donne aux moins éloquens, les ennuis et les épreuves de sa vie, ses découragemens, ses révoltes secrètes, ses colères juvéniles. Ces entretiens pleins d’épanchemens se continuaient d’autant plus aisément que la baronne, qui redoutait le mouvement plus que la mort, laissait volontiers les deux jeunes parens se promener sous les fenêtres du salon. Le soir, quand ils se trouvaient auprès de la baronne, elle s’absorbait tellement dans ses souvenirs qu’ils pouvaient causer fort longtemps sans qu’elle prêtât la moindre attention à leurs paroles. Après le dîner, le baron ne tardait point à disparaître ; il avait calculé qu’en se couchant de très bonne heure et en se levant avec l’aurore, il vivrait beaucoup moins avec cette espèce humaine qu’il avait prise en antipathie sous prétexte de perfection. La baronne, organisation