Pour peu qu’on sache observer et se souvenir, la vie de voyage offre souvent un charme singulier, qu’on pourrait définir en deux mots : l’harmonie dans l’imprévu. Rien par exemple ne fait mieux comprendre certains caractères complexes que la diversité des milieux où on les rencontre. Que la plaine remplace la montagne, ou bien qu’aux pompes austères de la nature du nord succèdent les joyeux horizons du midi, il n’en faut pas davantage pour tirer de l’ombre où elles s’enferment les âmes les plus fidèles d’habitude à un discret silence. Parmi les caractères qui se sont présentés à moi, ainsi éclairés en quelque sorte par le paysage où ils s’encadraient, il en est deux surtout que je rapproche volontiers dans mes souvenirs, et qui, j’espère le prouver par ce simple récit, personnifient dans leurs intimes douleurs quelques-unes des causes de dépérissement contre lesquelles ont à lutter aujourd’hui certaines classes, en apparence privilégiées, de la société européenne.
À la fin de l’année 1855, après avoir pris les bains sur les côtes de la Mer du Nord, je traversais le canton des Grisons pour me rendre au bord des lacs de la Suisse italienne. Au sortir de Tusan, il semble que le passage va tout à coup être fermé par des montagnes infranchissables ; mais on ne tarde pas à découvrir, entre les deux chaînes du Beverin et du Mutterberg, l’ouverture que s’est frayée