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assiégés une vive allégresse. Une salve de cent coups de canon salua la prise de Sébastopol. Il semblait que la nouvelle d’un tel échec devait porter le découragement dans les rangs des Russes, et chacun s’attendait à les voir battre en retraite. Il n’en fut rien. Le général russe se disposait au contraire à livrer un de ces assauts désespérés qu’expliquent, sans les justifier, les souvenirs d’Oczakof et d’Ismaïl[1]. L’idée de brusquer la prise de la ville fut adoptée à l’unanimité par les généraux. Quant aux soldats, fatigués de la longueur de ce siège, ils accueillirent avec enthousiasme l’annonce d’une rencontre avec les Turcs. Habitués à mépriser ces ennemis qu’ils avaient vus fuir en toute occasion devant leurs drapeaux victorieux, ils ne doutaient pas un instant du succès. Cette confiance devait leur être fatale. Ils oubliaient trop que le soldat turc est individuellement brave, et que le défaut d’instruction et de discipline annule seul ses qualités militaires : le jour où il se voit livré à lui-même, il retrouve son intrépidité naturelle et se défend à l’abri d’un retranchement avec une obstination qui nous étonnerait, si on n’observait ailleurs les mêmes contrastes. Il suffit de rappeler les armées espagnoles à l’époque de leur désorganisation et la célèbre défense de Saragosse.


III

La position à enlever était évidemment le massif de Tachmas. Ce massif, dont les pentes escarpées dominent à l’ouest la vallée de Chorak et au sud la plaine et le cours du Kars-Tchaï, est séparé à l’est des rochers du Kara-Dagh par la gorge où s’engouffre la rivière[2]. Le sommet offre une surface généralement assez unie pour laisser un libre développement à l’action des trois armes. Des accidens de terrain dessinent néanmoins deux plateaux parfaitement distincts, auxquels les petits villages de Chorak et de Tchakmak ont donné leurs noms ; Les Turcs se bornèrent d’abord à retrancher le plateau de Tchakmak, le plus rapproché de la ville. Sur une crête qui domine tout l’espace environnant, ils avaient construit un ouvrage d’assez grande dimension pour qu’il leur tînt lieu de citadelle. Un blockhaus en occupait le centre ; les parapets, de dix-huit pieds de relief, étaient armés de sept pièces de divers calibres et d’un mortier. Cet ouvrage, auquel l’officier du génie anglais. Lake avait donné son nom, formait la tête d’une ligne de retranchemens

  1. Tout porte à croire du moins que le seul objet du général Mouravief était de compenser par un fuit d’armes éclatant l’effet produit en Europe par la chute de Sébastopol.
  2. Voir la carte ci-jointe, qui est la réduction de celle que le colonel Lake a donnée dans sa relation du siége de Kars.