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fleurs, et bien des troncs encore debout étaient eux-mêmes cachés sous les feuilles du matapalo et du copey[1] aux terribles étreintes. Çà et là, des nids de l’oiseau gonzalito, suspendus comme des fruits, se balançaient à l’extrémité de ces cordages de verdure ; sur le sol humide, d’interminables processions de fourmis, chacune portant son morceau de feuille verte, se rendaient à leurs cités souterraines. Un bruissement universel formé par le concert des cris, des chants, murmures ou souffles échappés aux myriades d’insectes et de larve qui vivent sous l’écorce, sur les feuilles, dans l’air et sous la pierre, remplissait l’espace. Certes, dans cette nature si libre et si pleine de vie, où le pas et la voix de l’homme semblent une profanation, il faut être bien orgueilleux pour oser se dire le roi des créatures.

Après avoir gravi les premières pentes, on arrive au rancho du Volador, ainsi nommé d’un arbre[2] qui étale ses vastes branches au-dessus du toit. Ce rancho a été bâti par les Indiens aruaques pour abriter les malheureux voyageurs que la fatigue, l’orage ou la crue des rivières empêche de continuer leur route ; malheureux, ai-je dit, car il est à peine possible d’exister au Volador, grâce aux innombrables insectes et autres animaux que les Néo-Grenadins désignent sous le nom général de fléau (plaga). D’abord ce sont les moustiques de toute espèce dont les tourbillons joyeux dansent incessamment sous l’ombrage ; ils s’abattent par centaines sur le corps, et, pour s’en débarrasser, il faut se livrer sans cesse à une gymnastique désespérée et courir çà et là comme un forcené. Vers le soir, quand ces milliers de mosquitos se sont repus de sang humain, leurs essaims disparaissent par degrés, mais ils sont bientôt remplacés par des nuages de sancudos, énormes maringouins au dard long de près d’un centimètre, qui viennent à leur tour prendre part à la curée. Comment leur échapper pendant la nuit ? Leur aiguillon atteint la chair à travers les vêtemens, et qu’on se démène en fureur ou qu’on essaie vainement de se reposer, on n’en est pas moins couvert de buveurs de sang toujours inassouvis. Le matin, les sancudos disparaissent à leur tour, mais une autre légion de moustiques est prête comme un relais pour leur succéder, et à peine a-t-on pu respirer un instant que l’on est enveloppé d’un nouveau tourbillon d’ennemis. Il est aussi des maringouins qui ne se reposent jamais, entre autres le jejen, insecte imperceptible qu’on sent à peine sous le doigt qui l’écrase, et une espèce de moustique dont le dard agit comme une ventouse et laisse une petite tache de sang coagulé qui ne s’exfolie qu’au bout de deux ou trois semaines. Si l’on reste longtemps

  1. Ficus dendrocida, clusia alba, parasites qui entourent les arbres comme une nouvelle écorce, vivent de leur sève et les étouffent.
  2. Gyrocarpus americanus.