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irréguliers, appartenant aux innombrables tribus, toutes différentes de religion, de mœurs et de langage, qui vivent, sans se confondre, sous le sceptre de la Russie.

L’organisation de la cavalerie irrégulière des Russes est due à la sage politique du général Paskiévitch. Sachant que l’argent est un appât irrésistible pour ces peuplades sauvages et belliqueuses, Paskiévitch, pendant sa campagne de 1828, n’hésita pas à les appeler sous ses drapeaux, et se fit des alliés fidèles d’ennemis qu’il aurait eu à combattre. Depuis cette époque, la Russie n’a cessé d’entretenir des régimens de cavalerie irrégulière, levés parmi les tribus les plus inquiètes. Des Lazes, des Karapapaks, des Adjares étaient venus, au commencement de la campagne, s’enrôler sous les drapeaux du général Mouravief. Le colonel Loris-Mélikof, héritier des princes géorgiens de Loris, avait recruté dans le Caucase un corps nombreux de cavalerie où l’on parlait les soixante-dix dialectes de cette région, désignée en Orient sous le nom caractéristique de Montagne-des-Langues. Les populations encore soumises à la Turquie fournissaient elles-mêmes leur contingent à l’armée russe. Les Kurdes à eux seuls formaient quatre beaux régimens. Entre tous, la cohorte noble des seigneurs de Géorgie se faisait remarquer par la richesse des costumes et des armes, par la beauté de ses chevaux, tous peints en rouge, suivant la mode usitée en Perse.

L’armée russe fit halte au village de Mongaradjik. Des pluies torrentielles vinrent l’y assaillir, et l’y retinrent dans l’inaction jusqu’à la fin du mois de juin. Néanmoins des détachemens de Cosaques, sous les ordres du général Baklanof, bravant les rivières débordées, poussèrent jusqu’au pied du Soghanly-Dagh, et enlevèrent dans les villages les dépôts de grains que les Turcs avaient dû y abandonner. Ils signalèrent l’existence de grands approvisionnemens qui se trouvaient accumulés sur le revers opposé des montagnes. Il était important d’enlever aux assiégés ces ressources ; aussi le premier soin du général Mouravief fut-il de tenter une opération de ce côté dès que le temps le permit. Laissant une partie de ses forces à la garde de son camp, qu’il avait transporté sur les hauteurs inabordables de Kani-Keuï, il prit avec lui quinze bataillons d’infanterie, trois régimens de dragons, trois régimens de Cosaques, quarante bouches à feu, et s’enfonça dans les montagnes. Il avait envoyé en même temps au général Souslof l’ordre de ne point perdre de vue Vély-Pacha, qui pouvait se porter, par le col de Déli-Baba, sur le revers du Soghanly-Dagh, et contrarier ainsi les mouvemens qu’il méditait. Le général russe s’exagérait évidemment la résistance que pouvaient lui opposer les Turcs. Il occupa sans coup férir les retranchemens élevés au sommet de la montagne : les Turcs les avaient laissés inachevés, et ne songeaient même pas en ce moment à les garder.