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pas ; la France, c’est un homme, et cet homme, c’est moi, avec ma volonté, mon caractère et ma renommée[1]. »

Dans l’absence de toutes les forces morales systématiquement anéanties, afin qu’elles ne devinssent pas des obstacles, il faut donc marcher seul ; il faut aller à l’abîme entre des créatures telles que Murat, trop accoutumé au trône pour en descendre, et des serviteurs tels que M. de Talleyrand, trop dédaigné pour n’être pas irréconciliable, et demeuré trop puissant pour n’être pas dangereux. Mais quel moyen de marcher lorsque les victoires ne sont guère moins funestes que les revers, et quand vos meilleures intentions, par un trop juste arrêt de l’opinion publique, sont ou réputées suspectes, ou trouvées tardives ?

Du 7 au 15 février, depuis le combat de Champaubert jusqu’à celui de Vauchamp, Napoléon écrase l’armée de Silésie ; il lui tue dix mille hommes et lui fait vingt mille prisonniers, et cependant, le volume de M. Thiers à la main, il est facile de constater que quinze jours après il se trouve à Craonne dans une situation plus désespérée qu’avant ces succès. L’empereur ne perd pas seulement ses faibles chances en épuisant par la victoire le reste du sang de ses soldats, il en est à voir l’opinion méconnaître jusqu’à ses triomphes les plus éclatans. Afin de remonter le moral des Parisiens, il imagine de faire donner en spectacle sur les boulevards l’entrée des prisonniers prussiens recueillis aux plaines de la Champagne, et la crédulité publique ne voit dans ces longues colonnes d’étrangers que des comparses de théâtre que l’on fait entrer et sortir successivement par deux barrières afin de prolonger le défilé ! Enfin, chose plus triste à dire, ces victoires elles-mêmes alarment plus qu’elles ne rassurent, car l’on y entrevoit un obstacle de plus pour cette paix, le seul bien dont on soit désormais affamé !

Les négociations réussissent plus mal encore à l’empereur que les opérations militaires. Il voudrait traiter avec les cortès d’Espagne, et ses porteurs de paroles courraient risque de la vie, s’ils osaient seulement avouer leur mission. Il fait adresser par l’impératrice des appels réitérés au cœur de son père, et l’Autriche, si bienveillante à Prague, si modérée même à Francfort, se montre à Châtillon plus résolue qu’aucun des cabinets à ne traiter de la paix que sous des conditions inacceptables pour Napoléon. Les affections domestiques que ses alliés soupçonnent chez François Il deviennent pour ses ministres un motif de plus d’aller jusqu’aux dernières extrémités, afin de n’être pas suspects à l’Europe. Convaincue que Napoléon ne se laissera pas mettre sur le lit de Procuste qu’on lui

  1. M. Thiers, tome XVII, p. 189.