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pour lui-même une autre grandeur que celle de la nation. La France voulait être l’objet unique de ses sollicitudes souveraines, et Napoléon avait fait de son vaste empire une sorte de cercle immense dont le centre était partout et la circonférence nulle part !


III

L’empereur et le pays avaient donc cessé de penser ensemble, et un désaccord de plus en plus profond se manifestait sur la manière de comprendre leurs devoirs vis-à-vis l’un de l’autre. Napoléon avait un coup d’œil trop pénétrant pour ne pas deviner des souffrances devenues intolérables, et pour ignorer les violences quotidiennes d’une administration qui depuis si longtemps n’avait à compter avec personne ; mais il ne reconnaissait pas le droit de se plaindre en présence de l’ennemi, et ces plaintes inopportunes, qu’on lui avait épargnées durant le cours de ses prospérités, revêtaient alors à ses yeux le caractère d’une sorte de trahison.

Depuis le passage du Rhin, les soulèvemens de la Hollande et les agitations chaque jour croissantes de l’Italie, le fantôme du grand empire s’était évanoui, et Napoléon respirait enfin, délivré de ce cauchemar mortel. Il souhaitait donc la paix avec une résignation douloureuse, mais en ce moment très sincère, et c’était parfois en termes magnifiques qu’il faisait la confession de ses illusions et de ses fautes[1] ; mais il en était en 1814 de l’empereur vaincu comme des hommes corrigés dans leur vieillesse, dont on admet moins le repentir que l’impuissance. On doutait d’ailleurs, malgré des protestations réitérées, de ses volontés pacifiques, et les hommes les mieux renseignés pensaient, ce qui était vrai aussi, qu’il était résolu à ne négocier sérieusement qu’autant qu’il obtiendrait de ses ennemis des conditions devenues alors impossibles. L’empereur demandait

  1. « J’avais formé d’immenses projets ; je voulais assurer à la France l’empire du monde ! Je me trompais : ces projets n’étaient pas proportionnés à la force numérique de notre population. Il aurait fallu l’appeler tout entière aux armes, et, je le reconnais, les progrès de l’état social, l’adoucissement même des mœurs, ne permettent pas de convertir toute une nation en un peuple de soldats. Je dois expier le tort d’avoir trop compté sur ma fortune, et je l’expierai. Je ferai la paix, je la ferai telle que la commandent les circonstances, et cette paix ne sera mortifiante que pour moi. C’est à moi qui me suis trompé, c’est à moi à souffrir, ce n’est point à la France… Qu’elle ait donc la gloire de mon entreprise, qu’elle l’ait tout entière, je la lui laisse. Quant à moi, je ne me réserve que l’honneur de montrer un courage bien difficile, celui de renoncer à la plus grande ambition qui fut jamais, et de sacrifier au bonheur de mon peuple des vues de grandeur qui ne pourraient s’accomplir que par des efforts que je ne veux plus demander… Je demande uniquement le moyen de rejeter l’ennemi hors du territoire. Je veux traiter, mais sur la frontière et non au sein de nos provinces désolées par un essaim de barbares. » Discours de l’empereur aux sénateurs envoyés en mission dans les départemens, janvier 1814. M. Thiers, t. XVII, p. 183.