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surtout à complaire à des partis alors parfaitement oubliés, la France aspirait à un changement de système qui, sous quelque drapeau qu’il s’opérât, prendrait le caractère d’une délivrance. Cette irrésistible démonstration, qui demeure comme la note dominante et la moralité même de son récit, paralyse singulièrement l’importance que M. Thiers paraît attribuer à des accidens stratégiques et à des combinaisons dont le succès n’aurait à coup sûr changé ni le cours de la pensée publique, ni l’issue, des événemens dans la crise où la France rencontrait en face d’elle la puissance des gros bataillons, fortifiée par celle du bon droit.

La coalition avait promptement passé de l’œuvre de la délivrance commune à celle de ses vengeances. L’instant où Napoléon aurait pu négocier à Francfort sur la base des frontières naturelles avait été court, pour ne pas dire fugitif. La modération calculée de l’Autriche, la lassitude de la Russie après une poursuite qui avait conduit tout d’un trait ses armées de Smolensk à Mayence, avaient bientôt cédé aux fureurs patriotiques de la Prusse et de l’Allemagne, et toutes les chances de paix s’étaient évanouies devant l’espérance que commençait à entretenir l’Angleterre d’arracher Anvers et les provinces belgiques à la France. Arrivé en vue du Rhin, l’on avait un moment hésité à franchir le fleuve, barrière alors universellement reconnue de l’empire ; une sorte de vague terreur avait saisi ces rois si souvent vaincus à la pensée des chances nouvelles qu’une telle guerre allait présenter. « L’idée d’affronter chez elle, observe M. Thiers, cette nation qui avait inondé l’Europe de ses armées victorieuses, chez laquelle il n’y avait presque pas un homme qui n’eût porté les armes, cette idée-là troublait, intimidait les plus sages des généraux et des ministres de la coalition. »

Il n’existe dans aucune histoire de tableau plus pittoresque, dans aucun traité spécial d’exposé plus admirable que ceux de l’immortelle campagne commencée aux bords du Rhin pour finir après trois mois aux buttes Montmartre. Le lecteur est conduit par la magie du talent à entretenir parfois sur l’issue possible de la lutte des illusions que l’écrivain provoque certainement sans les partager, car, s’il tient pour inépuisables chez Napoléon les ressources de l’inspiration et du calcul, il croit aussi d’une foi ferme au désespoir de la France, et personne n’avait exposé d’une manière aussi saisissante le divorce survenu entre la nation et son chef. « L’état moral du pays était plus désolant encore, s’il est possible, que son état matériel. L’armée, convaincue de la folie de la politique pour laquelle on versait son sang, murmurait hautement, quoiqu’elle fût toujours prête, en présence de l’ennemi, à soutenir l’honneur des armes. La nation, profondément irritée de ce qu’on n’avait pas profité des victoires de Lutzen et de Bautzen pour conclure la paix, se regardant