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et quand les factions ne furent plus dans le cas d’user des souvenirs de l’empire pour battre en brèche les établissemens politiques qui lui avaient succédé, l’on se prit à étudier ce règne dans la pensée fondamentale dont il avait suivi le développement avec une logique inexorable. L’on se demanda si cette pensée n’était pas le contre-pied de toutes les idées vers l’avènement desquelles s’acheminait le monde moderne. À l’ouverture d’une ère de paix, de travail et de liberté, Napoléon Ier n’avait-il pas entrepris de transformer la nation française en une armée permanente pour asseoir l’empire d’Occident sur la pointe des baïonnettes ? N’avait-il pas estimé légitime et même facile d’anéantir les nationalités les plus vivaces, les dynasties les plus historiques, pour faire de tous les peuples et de tous les gouvernemens européens les rouages d’une machine immense ayant un centre unique et un seul être pour moteur ? Cette appréciation, justifiée par tous les faits, provoqua des répulsions de plus en plus profondes dans la partie éclairée d’un pays qui croyait alors se dévouer pour toujours au culte des pensées généreuses. D’ailleurs les révélations arrivaient en foule, les portefeuilles, les archives se vidaient, et sous le reflet de la lumière que chaque jour versait à flots, au sommet triomphal de la colonne où la révolution, de 1830 venait de rétablir sa statue, l’empereur parut moins éclairé par son génie que dominé par ses passions. On ne tarda pas à entrevoir que, dans un duel obstiné contre l’impossible, il avait réuni presque toujours les torts de la conduite au tort même de ses desseins. La politique, avec ses appréciations précises, remplaça donc la chronique au détriment du demi-dieu que les partis n’avaient su qu’adorer ou maudire. Après Hérodote et Froissard, on put attendre Thucydide et Machiavel.

Comme deux fleuves qui se heurtent avant de confondre leurs eaux dans un lit large et profond, ces deux courans opposés se rencontrent dans la grande œuvre historique qui touche aujourd’hui à son terme, et dont ils entretiennent le mouvement et la vie lors même qu’ils peuvent en altérer l’unité. Enivré de la poésie populaire qu’avait respirée sa jeunesse, M. Thiers a dû se défendre d’autant moins du prestige qu’exerçait sur ses contemporains la personne de Napoléon, que des aptitudes singulières semblaient prédestiner l’écrivain jeune encore à la mission que gardait l’avenir à sa maturité et à sa retraite. Il avait deviné la stratégie comme d’autres ont deviné les mathématiques, et la Providence lui réservait la tâche d’écrire l’histoire du premier général de tous les siècles. M. Thiers était doué d’une parole dont aucun orateur n’a surpassé la lucidité abondante, et il avait à faire un récit dans lequel s’enlacent, par des nœuds que sa main seule était assez souple pour dénouer, tous les problèmes de la guerre, de la diplomatie et de l’administration. La