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civilisée, et n’ayant d’autre compagnie que la nature, mes livres et mes projets. — Avec quelle douceur, pensais-je, ma langue maternelle, parlée par un compatriote au milieu de cette solitude, ne résonnerait-elle pas à mes oreilles !

Avant de transporter dans la Sierra-Nevada des instrumens d’agriculture, des outils, et tous les objets qui pouvaient nous être utiles pour une exploitation régulière, il importait d’abord de faire un voyage de reconnaissance ; mais avant le départ les difficultés commencèrent déjà. Comment ferais-je pour vivre dans la sierra, parmi ces Indiens qui ignorent la valeur de l’argent, et ne vendent des fruits ou des racines qu’en échange de marchandises ? Fallait-il me faire suivre d’une caravane d’ânes et de mulets portant des provisions pour un temps illimité, ou bien devais-je me résoudre à faire le commerce d’échange, comme tous les Espagnols qui visitent la sierra ? Ce moyen était le plus simple et le plus commode, car un seul animal devait me suffire pour transporter de montagne en montagne mon petit magasin ambulant, composé, comme celui de tous les autres traitans, de quelques livres de morue, d’aiguilles et de laines de diverses couleurs. D’ordinaire on vend aussi de l’eau-de-vie aux Aruaques, et c’est même la denrée qui trouve chez eux le plus d’acheteurs. Moi, qui prétendais au rôle de civilisateur, je me gardais bien de leur porter cette boisson funeste.

Vers le commencement du veranito[1], je partis un matin, de très bonne heure, avec Luisito, le fils de mon associé don Jaime. J’allais en tête, suivi du modeste baudet, chargé de ballots ; puis venait Luisito, qui, faisant son premier voyage, se croyait obligé de porter toute une panoplie : un fusil, deux ou trois machetes, des pistolets et des couteaux. Deux chiens gardaient les flancs de la caravane, ou nous précédaient en relevant leurs petites queues en trompette. Un traitant que nous avions vu la veille nous avait appris que la plage était dans la meilleure condition possible, et qu’il était facile de passer à gué toutes les rivières. Ainsi commençait, sous d’assez favorables auspices, un voyage que je crois devoir raconter avec quelque détail, parce que de longtemps encore les péripéties qui vinrent mettre notre patience à l’épreuve seront le partage des émigrans, des savans ou des touristes qui visiteront la Sierra-Nevada.

Excepté en deux ou trois passages difficiles, où il faut éviter des promontoires escarpés qui plongent abruptement dans les flots, on suit la plage entre la mer grondante et les falaises ou les chaînes

  1. Deuxième saison des sécheresses ; elle dure dans l’état du Magdalena environ deux mois, du commencement de novembre à la fin de décembre.