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nombreuse. On avance avec précaution, on écoute tous les bruits, on sonde toutes les profondeurs du feuillage, on respire dans la nature entière, qu’emplit la puissance mystérieuse du péril, le charme inquiet des bois sacrés. Après une longue marche à travers des routes couvertes où des tirailleurs déterminés auraient pu nous faire la terrible guerre qui illustra et ensanglanta le Bocage, le maréchal Canrobert parvint à un amas de maisons chétives qui porte le nom de Prarolo.

Il était environ midi quand nos yeux découvrirent ce petit village aux pieds noyés dans un sol humide et au front baigné dans le pâle ombrage des peupliers. La Lombardie ressemble en cette partie, que resserrent d’un côté le Pô et de l’autre la Sesia, aux fossés où s’épanouissent dans nos pays les cultures des maraîchers. On sent sous cette attrayante feuillée, entre cette riche végétation, l’air oppresseur des lieux bas ; on aspire à des sommets ou tout au moins à des plaines éveillant quelque idée d’espace et de liberté. Telle est l’impression générale que je cherche à rendre, car pour ma part j’aime d’une égale tendresse toutes les apparences que revêt la nature : je ne voudrais pas dépouiller la magicienne d’une seule des formes à travers lesquelles se poursuivent les amours de notre âme et de son essence inconnue. Je sais ce que j’ai rencontré sur les montagnes, et mon cœur, je m’en souviens, dans les grandes plaines a souvent bondi plus joyeusement que mon cheval ; mais les lieux bas, humides et couverts ont aussi un attrait qui me pénètre. Les hautes herbes qui embarrassent nos pas, les branches qui fouettent notre visage ne peuvent parvenir à m’irriter. Je subis sans impatience l’enlacement de toutes ces choses verdoyantes et fraîches. Au grand air et sur les routes unies, je me sens doucement poursuivi par la pensée d’une étreinte que je n’ai point hâte d’abréger.

La maison où s’établit le maréchal Canrobert à Prarolo était un presbytère, un des plus humbles presbytères qu’ait jamais habité le desservant d’une église rustique. Le prêtre qui occupait ce logis portait le vieux costume ultramontain. Avec son habit noir à larges basques, sa culotte courte et ses souliers à boucles, il ressemblait à un personnage évoqué des abîmes du temps passé. On eût dit une ombre égarée sous ce ciel où résonnaient nos fanfares et où flottait le drapeau tricolore ; mais c’était une ombre bénigne et bienfaisante. Le pauvre homme trouvait dans son zèle à pratiquer envers nous les devoirs de l’hospitalité les ingénieuses ressources d’une puissance presque surhumaine. Il faisait mieux que de multiplier les humbles ustensiles qu’il mettait à notre disposition, il se multipliait lui-même pour nous servir, et cela si littéralement que je songeai à ce récit fantastique d’Hoffmann où je ne sais quel digne conseiller,