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dans toute sorte de lieux inattendus, — dans ce palais, dans cette chaumière, sur cette place, — de centres où viennent brusquement se réunir les mouvemens des êtres les plus opposés, les plus divers, les plus séparés d’habitude en ce monde. Bientôt peut-être j’aurai l’occasion de montrer sur des théâtres plus humbles encore que ce vestibule des scènes autrement animées et puissantes que celles dont ce lieu fut témoin. Cependant je n’ai pas voulu oublier cette vaste salle, où l’on arrivait par un escalier spacieux qu’éclairait dans la journée une belle lumière, et où je me promenais le soir dans une agréable rêverie, en regardant mon ombre sur le mur. Je m’étonne toujours de ce singulier commerce que nous entretenons avec des êtres de pierre ; on ne peut le nier pourtant. J’ai bien souvent senti la justesse de ces vers pleins d’une si mystérieuse conviction, faits par un pauvre poète qui s’est échappé brusquement de la vie, sur les hôtes cachés de la matière, sur le regard des vieux murs[1]. J’ai rencontré nombre de ces regards-là dans mes courses à travers tant de pays ; ils ont pénétré dans mon âme, et je me plais à les y retrouver, car ils y répandent un charme profond qui n’a rien de commun avec les redoutables enchantemens du regard humain.

Le bas de notre logis, à Ponte-Curone, se composait de grandes pièces qui n’étaient pas dépourvues de cette majesté un peu surannée qu’on rencontre souvent en Italie. Ces pièces, garnies de tableaux pressés les uns contre les autres, formaient une sorte de musée. Nulle de ces peintures que j’aimais pourtant à contempler dans leurs cadres somptueux et noircis ne m’a vivement frappé, quoique j’aie conservé un vague souvenir d’une Judith et d’une Cléopâtre, éclatant toutes deux, sur un fond obscur et confus, de cette pâleur splendide que prennent parfois avec le temps les chairs dues aux pinceaux des vieux maîtres. Le tableau qui m’a séduit à Ponte-Curone, et qui de lui-même est venu se placer dans le meilleur jour de ma mémoire, c’est une toile que j’ai rencontrée soudain dans le coin d’une église. On avait fait de cette église un magasin pour notre armée ; le maître-autel était voilé, les dalles étaient couvertes de paille, tous les ingrats attributs de l’industrie remplaçaient les ornemens des lieux saints. Quelques peintures cependant étaient restées, et l’une d’elles m’atteignit au cœur à l’instant où je passais dans une contre-allée : c’était une tête de vierge pleine d’une grâce à la fois idéale et enfantine. La charmante image ressemblait,

  1.  : :Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie,
    A la matière même un verbe est attaché.
    Ne la fais point servir à quelque usage impie :
    Souvent dans l’être obscur habite un dieu caché.
    Gérard de Nerval.)