Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/535

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voghera. Je rentre dans ces lieux de souffrances où j’ai déjà erré tant de fois avec un sentiment que je retrouve toujours au commencement de chaque campagne : c’est une sorte de compassion mêlée de résignation et de fierté. La résignation naît de ce que mon esprit envisage, et la fierté, de ce que voient mes yeux, car la manière dont la plupart de nos soldats supportent leurs blessures donnerait aux plus humbles d’entre nous des mouvemens d’orgueil national. À l’aspect de ces linges ensanglantés entourant un visage pâle, de ces taches rouges se montrant entre les plis d’une chemise grossière, sur une poitrine livide, je me dis : « Allons, le sort en est jeté, voilà un nouveau pacte signé avec la mort et ses ministres. » Mais le pâle visage est rayonnant, et l’on sent dans la poitrine livide quelque chose d’ardent, d’ému, de prompt à se soulever, — cette vie dont jaillissent nos victoires, cette vie aux sources innombrables qui se retrouve dans la chair offerte joyeusement au canon par toutes nos générations guerrières. Le maréchal Baraguay-d’Hilliers montre son bras mutilé, et dit à ceux dont tout à l’heure le couteau du médecin entamera peut-être les os : « Allons, mes enfans, j’ai passé par là. » Ces mots renferment la sainte transmission du sacrifice, ils contiennent une plus haute et plus énergique consolation que de longs discours. Ceux qui, dans quelques instans, auront dépouillé, avant de mourir, une partie de leur vêtement terrestre sourient à ce doyen des amputés, et voient qu’il y a de nobles routes en ce monde où l’on peut encore marcher droit et ferme avec quelques os de moins.

Deux jours après cette excursion, je retournais à Voghera. Une démonstration des Autrichiens avait mis en mouvement une partie de notre armée ; mais après quelques heures d’attente nos troupes regagnèrent leur cantonnement. L’ennemi n’essaya point de nous attaquer. Décidément l’initiative nous était réservée dans cette campagne. Notre quartier-général de Ponte-Curone ne manquait ni de grandeur ni de grâce. C’était une belle maison bien située ; le premier étage était en partie occupé par un immense vestibule qui me rappelait cette pièce banale de la tragédie classique, cette sorte de forum intérieur où le traître conspire, où le souverain apparaît entouré de ses gardes, où le prince amoureux débite à la princesse ingénue les élégantes litanies de ses respectueuses amours. Ce vestibule, où résidait notre état-major, était hanté tour à tour par des soldats, des généraux, des habitans du pays. Je retrouvais le palais d’Alexandrie, ou du moins sa cour si vivante. Un des plus grands charmes qu’aient, à mon sens, les bouleversemens que Dieu nous envoie de temps en temps pour empêcher l’existence humaine de tomber sous la morne puissance de l’ennui, c’est la création bizarre