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On représentait donc devant ces loges veuves et ces banquettes nues une pièce de Goldoni. Alors, tout en écoutant ces lazzis surannés, tout en assistant aux débats de cette gaieté tremblotante et chenue, je sentis tomber sur mon cœur une tristesse pénétrante, et je me dis que la grande mélancolie de la guerre n’était pas assurément là où la plaçaient ceux qui n’ont pas vécu dans l’intimité de cette étrange puissance. Jamais aucun champ de bataille, même le soir, à l’heure où les ombres de la nuit viennent s’ajouter aux ombres éternelles pour peser sur les morts de la journée, jamais un champ de bataille ne m’a semblé aussi lugubre que cette salle de spectacle. Ce n’est point l’événement prévu, le fait dont la pensée depuis longtemps tient en éveil toutes les forces de votre âme, qui vous jette dans ces abîmes où on se laisse choir avec une sorte de volupté : c’est un incident imprévu, c’est la surprise, la surprise, dont l’énergie des gens de guerre doit se défier, comme la vertu des saints. Je vins à penser soudain, au fond de ma loge, à ce qu’il y avait de presque sinistre dans ces jeux d’une muse défunte regardés à l’extrémité d’une salle déserte par ces êtres appartenant au monde incertain des périls, et devenus déjà choses ténébreuses, pour me servir d’une expression biblique.

Et quand bien même, pensais-je encore, cette salle se peuplerait tout à coup d’une foule bruyante et passionnée, quand, à la place de cette livide comédie, trébuchant sur ses brodequins usés, cette scène me montrerait quelque drame éclatant d’une immortelle jeunesse, mon âme pourrait-elle s’ouvrir à de moins sombres pensées ? Non ; elle serait en droit au contraire de receler de plus profondes tristesses, car c’est alors qu’apparaîtrait ce contraste que la guerre, lorsqu’elle se promène en plein pays civilisé, établit entre ceux qu’elle regarde passer et ceux qui suivent ses pas. Deux races séparées par des océans ne sont pas plus distinctes l’une de l’autre que ces deux races vivant côte à côte dans une apparente familiarité. Ces hommes continuent à parler la même langue, mais les mots qui ont un sens pour ceux-ci sont dénués de sens pour ceux-là. Les uns doivent, sourire au sentiment que les autres doivent étouffer. Les uns ont le droit de se croire l’avenir, les autres n’ont pas même le droit de se croire le lendemain. Les uns enfin sont les sujets de la vie ; les autres, tout en côtoyant les vivans, se sentent les esclaves d’une puissance plus vaguement redoutable que la mort.

Voilà les pensées qui ont peuplé pour moi un instant cette salle sans spectateurs. Ici ou là, j’en suis sûr, en des temps semblables à ceux où j’ai vécu et où j’espère vivre encore, elles se sont offertes à d’autres esprits que le mien ; c’est ce qui m’empêche de les passer sous silence. Mais les mêmes pensées se colorent de différentes