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poils follets. « A la bonne heure ! tant mieux ! allons donc ! si nous pouvions avoir quelque accident ! répétait ce gai compagnon ; je veux goûter de tous les dangers ! » Je ne sais pas si quelque balle a brisé la tête blonde où pétillait cette verve guerrière ; je me la rappelle avec plaisir : tous les périls étaient pour ce généreux enfant comme toutes les femmes pour Chérubin ; il n’aurait pas plus dédaigné un accident en chemin de fer que la vieille Marceline.

Les hasards de ma vie ne m’avaient pas encore conduit en Savoie. Depuis longtemps, j’ai remis à la guerre le soin d’ordonner mes voyages. C’est un guide qui me plaît, dont la fantaisie a plus d’imprévu que la mienne n’en saurait jamais avoir. Les paysages savoyards m’ont ravi. Ils étaient d’ailleurs remplis en ces heures rapides d’une émotion inaccoutumée. Dans les sentiers les plus écartés, aucun paysan qui, en voyant de loin, l’uniforme français aux portières des wagons, ne se mît à nous adresser des signes enthousiastes. À chaque station, nous avions reçu des aubades, et nous avions eu les oreilles assourdies par ces énergiques vivat qui produisent toujours sur le cœur une sorte d’ébranlement, comme les clairons et les tambours, n’importe pour quelle cause ils résonnent. J’avise tout à coup dans une campagne solitaire, sur un chemin montueux, une charrette à l’aspect paisible, toute chargée de foin. En regardant cette image des tranquilles labeurs, mon esprit part en des rêves champêtres, et je me dis que la vie humaine ne s’agite point partout dans l’atmosphère fiévreuse où je respire ; mais voilà que soudain de cette charrette s’élève au milieu du foin une grosse tête surmontée d’une épaisse chevelure, puis un bras terminé par un grand chapeau ; la tête et le bras se remuent avec furie ; le chapeau parle avec toute l’éloquence qui puisse animer un objet de son espèce. C’est que la charrette recelait un charretier qui avait vu de loin nos képis rouges ; le patriotisme s’élançait de ces bottes de foin pour nous acclamer. Nul enthousiasme ne m’a plus frappé que celui de ce charretier savoyard. Ce vieux feutre délabré qu’une main de paysan agitait sous un vaste ciel, au milieu d’un site agreste et désert, était pour moi le signe moins surnaturel à coup sûr, mais tout aussi certain, d’une grande victoire que la croix entrevue par Constantin. Il disait quel feu brûle dans toute son étendue le sol où la France pose le pied quand elle part pour un de ses redoutables voyages.

Le chemin de fer me conduisit à Saint-Jean-de-Maurienne. Là je rompis pour quelques jours avec les inventions des âges modernes, et je poursuivis ma route à cheval. Dans un petit village de la montagne, à Modane, j’eus pour logis un presbytère, où je trouvai une réunion de prêtres qui me donna la plus favorable idée du clergé