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La nourriture du soldat est pitoyable ; son pain, mal pétri, mal cuit, est de la dernière qualité ; le beurre qui sert à accommoder le riz de son pilau est fétide ; encore cet aliment, le plus substantiel de son ordinaire, lui est-il maintenant supprimé deux fois par semaine. Il en est de même le plus souvent de sa ration de viande. Une affreuse saleté règne dans les cuisines, et telle est la négligence que le cuivre des chaudières, oxydé faute d’étamage, occasionne des accidens journaliers. Les règles les plus simples de l’hygiène sont méconnues ; les troupes sont entassées dans les maisons de la ville, au milieu des débris de tout genre ; il en résulte une infection dont les miasmes engendrent continuellement la fièvre et le typhus. Les hôpitaux sans doute sont dans de moins fâcheuses conditions ; mais il règne dans la pharmacie un complet désordre. Les médecins et les chirurgiens sont d’une ignorance grossière, et les blessés qui sont livrés à leurs soins meurent ou restent estropiés. Ils sont alors renvoyés sans secours et réduits à mendier leur pain. La chaussure, l’habillement, l’équipement sont hors de service. La solde est arriérée, suivant les corps, de dix-huit, vingt, vingt-deux mois. Les approvisionnemens de tout genre, à l’exception de ceux de l’artillerie, sont épuisés. L’armée vit, au jour le jour, des ressources du pays. Le service, la discipline, l’instruction des troupes sont honteusement négligés par les officiers ; la plupart d’entre eux, surtout dans les grades élevés, sont indignes du commandement. Sur le champ de bataille, ils ont fait preuve d’une lâcheté scandaleuse ; dans l’habitude de la vie, ils sont ivres et ne s’occupent qu’à voler le soldat. À cet égard, le mouchir donne l’exemple de la malversation. La connivence des généraux, des colonels et des comptables, avec lesquels il partage le produit de ses rapines, lui a permis jusqu’ici d’envoyer à Constantinople des états de situation entachés de fraudes énormes. Les rations sont délivrées par le gouvernement sur le pied de 33,000 hommes, tandis qu’il n’en existe réellement que 17,500 présens sous les drapeaux. La solde des bachi-bozouks, en raison de l’irrégularité de ce corps, est une source de larges profits pour le mouchir et les chefs de ces bandes, Hassan-Yazi-jy et Injeh-Arap. Au lieu de 3,500 hommes portés sur les contrôles, ces chefs n’en ont que 800 sous leurs ordres. Le mouchir ne dédaigne pas même les plus petits profits : il a fait vendre ainsi les dépouilles des 12,000 soldats morts dans les hôpitaux l’hiver dernier, et comme les sommes destinées aux besoins de l’armée lui sont versées partie en argent et partie en papier, il garde l’argent et paie en papier, qui perd environ 20 pour 100. Les généraux et les colonels trouvent d’autres moyens de voler ; ils s’entendent avec les comptables pour toucher en argent la valeur des rations de riz et de viande, ou, s’ils sont obligés de les prendre en nature, ils les font vendre à leur compte. Ils envoient des corvées couper les moissons des environs, démolir les villages pour en retirer le bois, qui, dans ce pays, a une grande valeur. Chacun s’ingénie de son côté à se faire dans ce pillage la part la plus large. »


Il était évident qu’un aussi effroyable désordre devait rapidement amener la ruine de l’armée ; mais en ce moment l’approche de l’hiver ajoutait à l’imminence du péril. La ville de Kars est située à six mille pieds au-dessus du niveau de la mer ; elle est entourée de