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Béboutof avait de son côté dix-huit bataillons, vingt-six escadrons de dragons, une brigade de cavalerie musulmane, des cosaques, et cinquante-six pièces d’artillerie. Voyant qu’il avait affaire à une partie de l’armée turque, il engagea immédiatement contre elle presque toutes ses forces ; il garda seulement en réserve six bataillons, dix escadrons, trois batteries d’artillerie, la cavalerie musulmane et six sotnies de cosaques.

Il était quatre heures et demie du matin quand la canonnade commença. Bientôt les deux armées furent aux prises sur toute la ligne. Kérim-Pacha, reconnaissable à sa haute taille courbée par l’âge, à sa longue barbe blanche, parcourait, son cimeterre à la main, les rangs des troupes, et se montrait partout au plus fort de l’action. Quelques officiers turcs, à son exemple, firent bravement leur devoir. Le général d’artillerie Tahir-Pacha, Zachariah-Bey, colonel du 6e régiment (rédif d’Anatolie), Hussein-Daïn-Tcherkess-Bey, colonel du 1er régiment (nizam d’Arabistan), s’efforcèrent jusqu’à la fin de maintenir leurs soldats ; mais les autres abandonnèrent honteusement leur poste. Le liva Achmet-Pacha, au premier coup de canon, enfonça les éperons dans le ventre de son cheval, et ne s’arrêta qu’à deux heures de là pour sabrer les fuyards. Le liva Moustafa-Pacha, les colonels Kadry-Bey du 6e régiment d’Arabistan, Kurd-Mustafa-Bey du 5e régiment d’Anatolie, s’enfuirent également avec tout leur état-major dès le commencement de l’action. D’autres officiers de tous grades s’entassèrent dans les voitures destinées aux blessés, et d’autorité se firent ramener à Kars. « Je vis moi-même, dit l’Anglais Duncan, un chef de bataillon de chasseurs à pied de la garde refuser de marcher à l’ennemi, — Je n’ai pas d’ordres de mon colonel, disait au général Kolman cet officier en tremblant de tous ses membres. — Lâche, hurlait Kolman, c’est au nom du mouchir que je vous donne l’ordre de marcher. » Les soldats, indignés, menaçaient leur chef de leurs baïonnettes ; il fit alors quelques pas en avant, mit son cheval au galop, et s’enfuit. Grâce à cette lâcheté générale des officiers, des régimens entiers se trouvèrent bientôt commandés par de simples sous-officiers. La cavalerie avait disparu depuis longtemps ; dispersés au loin dans la plaine, les hommes avaient débridé leurs chevaux et les faisaient paître en attendant l’issue du combat. Les rangs de l’infanterie s’éclaircissaient rapidement. Une multitude de soldats en était sortie pour enlever les blessés : soin inutile, car les chirurgiens militaires avaient disparu. Ces malheureux, abandonnés sans secours, se tordaient dans les convulsions de l’agonie. Partout régnait un affreux désordre ; les réserves mêmes, avant d’avoir entendu siffler une balle, étaient déjà démoralisées.

Au bout d’une heure et demie, le corps de Kérim-Pacha était tout