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marcher en avant. Le mouchir ne savait encore quel parti prendre ; enfin il annonça un beau jour, à l’étonnement général, qu’il allait livrer bataille. La circonstance qui avait mis fin à ses perplexités est significative ; elle montre l’asservissement actuel des Turcs aux idées de l’Europe. Le mouchir venait de recevoir des dépêches de Constantinople que lui avait apportées un Français attaché à l’état-major d’Omer-Pacha. M. le comte de Meffray, avant d’entrer au service de la Turquie, avait été officier d’ordonnance du général commandant la garde nationale de Paris. Un service de ce genre n’avait pu l’initier aux combinaisons de la stratégie ; mais le mouchir n’en savait pas si long. Enchanté de pouvoir se décharger sur un officier européen de sa responsabilité de général en chef, il se décida, d’après l’avis du nouveau-venu, à prendre l’offensive. Comme les jours suivans dans le calendrier des Turcs étaient néfastes, il différa du reste ses projets jusqu’au 6 août, jour regardé comme propice. Le mouchir n’était pas au bout de ses peines ; au moment même où il se disposait à l’action, arrivait la nouvelle d’un événement qui pouvait avoir les plus fâcheuses conséquences pour le sort de l’armée : les troupes qui, sous les ordres de Sélim-Pacha, occupaient Bayazid depuis le commencement de la guerre venaient d’être taillées en pièces.

Sélim-Pacha, ayant appris que le général Wrangel, qui commandait à Érivan, se dirigeait, par la route d’Igdyr, sur Bayazid, avait essayé de lui disputer le passage de l’Ararat. Il avait occupé le défilé d’Ilglyl ; son artillerie balayait au loin la route que les Russes devaient suivre ; son infanterie était massée en arrière, les irréguliers étaient dispersés au loin, sur les hauteurs environnantes. Les Russes, abordant la position à la baïonnette, avaient tout renversé sur leur passage. Les Turcs s’étaient enfuis dans toutes les directions, et Sélim-Pacha, entraîné dans la déroute, n’était pas même parvenu à les ramener sur la route d’Erzeroum. Il avait dû, avec le gros des fuyards, chercher un refuge à Van. La ville de Bayazid ayant ouvert ses portes au général Wrangel, tout le pays, de ce côté, était sans défense contre les Russes, et le premier parti de cavalerie qui se présenterait devant Erzeroum pouvait en un instant anéantir les magasins de l’armée, qui s’y trouvaient réunis. Telles étaient les réflexions qui se présentaient à tous les esprits. Évidemment, dans ces tristes conjonctures, il ne restait plus qu’à battre en retraite. Le mouchir, en conséquence, donna ses ordres, dans la journée du Il août, pour qu’un détachement d’environ dix mille hommes allât prendre position à Toprak-Kalé sur la route d’Erzeroum, tandis que le gros de l’armée filerait à la nuit tombante vers Kars. Malheureusement, ainsi qu’il arrive aux caractères faibles dans les momens de crise, le mouchir passa le soir même à une résolution diamétralement