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Pacha, à observer les passages de l’Ararat qui mènent à Bayazid. Le mouchir avait formellement enjoint à ses lieutenans de ne rien entreprendre. Les jours s’écoulaient ainsi dans un repos que rien ne serait venu troubler, si les Russes ne se fussent avisés, en juillet 1854, de pénétrer dans la plaine de Kars pour y faire des fourrages.

Cette plaine est située au milieu de l’amphithéâtre des montagnes de l’Ararat[1] et de l’Alaghez. Le Kars-Tchaï, après avoir longé les derniers contre-forts de l’Ararat, fait un coude et traverse la plaine à distances à peu près égales de Kars et de Goumry. Il semblait aux Turcs que ce cours d’eau traçait entre les deux armées une limite qu’elles ne devaient pas franchir. Or les Russes, toujours en fourrageant, s’étaient avancés jusqu’au Kars-Tchaï ; le 4 juillet 1854, ils l’avaient même traversé au gué de Djamouschly. Cette manœuvre avait fini par devenir suspecte au mouchir. Il rappela à lui le corps de Kérim-Pacha, et le 11 juillet vint prendre position avec toute son armée à Hadji-Veli-Keui, village éloigné seulement de 12 kilomètres du Kars-Tchaï. Il espérait par ce déploiement de forces décider les Russes à se retirer ; mais ceux-ci n’en tinrent aucun compte, et continuèrent à fourrager, même à démolir les villages voisins, pour se procurer le combustible qui leur manquait dans ces plaines dénudées. Ils avaient fortifié la tête du vallon d’Indjé-Déré, qui mène au gué de Djamouschly. Leurs troupes étaient campées en avant, dans la plaine, entre les villages de Kourouk-Déré et de Poldervan. Enfin, sur leur droite, ils travaillaient à construire une redoute au sommet du Kara-Iel, amas de collines volcaniques qui domine le vallon d’Indjé-Déré, la plaine, le cours du Kars-Tchaï, et qui forme ainsi la clé de la position.

Fort contrarié de l’insistance des Russes à se maintenir si près de Kars, le mouchir tenait conseil de guerre sur conseil de guerre pour trouver le moyen de les déloger sans arriver à livrer bataille. Les projets les plus divers furent successivement mis en avant ; de grandes reconnaissances furent poussées sur divers points ; des escarmouches de cavalerie eurent même lieu, sans que les Russes montrassent la moindre émotion. Le mois de juillet s’écoula ainsi. Les troupes, laissées dans l’inaction, commençaient à se démoraliser ; elles souffraient des violentes transitions de la température. Pendant le jour, le soleil avait une ardeur insupportable ; la nuit, il régnait une fraîcheur glaciale ; parfois même, au matin, la terre était couverte de gelée blanche. Les villages voisins avaient été successivement détruits, le bois manquait, les fourrages étaient consommés tout à l’entour du camp ; le moment était venu de se retirer ou de

  1. L’amphithéâtre est tracé a l’est par le Soghanli-Dagh et les monts Tchildir, que longe le Kars-Tchaï, au nord par le Gok-Dagh, à l’ouest par la flèche de l’Alaghez.