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Duncan[1] cite entre autres un baron Wetzler qui avait fini par oublier sa langue, son pays et sa religion, et qui, pour l’ignorance et la superstition, ressemblait de tous points à un Turc du vieux régime. Tous du reste, renégats ou chrétiens, portaient des noms turcs et se confondaient ainsi avec l’armée dont ils faisaient partie. Dans les momens critiques, remarque un autre témoin, le miracle de la tour de Babel semblait se renouveler, et tous les dialectes du monde se croisaient au milieu des rangs.

Il ne régnait pas une moindre confusion dans l’état-major général de l’armée. Le mouchir ne savait pas le premier mot de la guerre, et il en était de même des généraux turcs qu’il avait sous ses ordres. Pour obvier à cet inconvénient, le divan lui avait envoyé trois officiers européens destinés à l’éclairer de leurs lumières : c’étaient les généraux polonais Bystrzonowski, Breanski, et le général hongrois Guyon. Comme ni les uns ni les autres n’avaient adopté la religion musulmane, ils ne pouvaient avoir le commandement direct des troupes. Ils se bornaient donc à donner des conseils ; mais, ainsi qu’il arrive à des généraux irresponsables, ces conseils se contredisaient continuellement. Les idées des Turcs se brouillaient au milieu des combinaisons de la stratégie ; faisant abstraction de leur bon sens naturel, ils suivaient tour à tour les plans les plus opposés. Au fond de l’âme, le mouchir était fort partagé ; il sentait instinctivement que son armée était hors d’état de se mesurer avec les Russes. Ses instructions d’ailleurs lui prescrivaient de demeurer sur la défensive, et le souvenir des désastres de l’année précédente ne justifiait que trop une telle circonspection ? mais parfois aussi il se laissait aller à l’idée de s’illustrer par quelque action d’éclat. L’armée russe, disséminée sur un immense territoire, était faible partout. Ainsi le général Béboutof n’avait à Goumry que dix-sept bataillons, affaiblis encore par les maladies. La grande supériorité de l’armée turque permettait de l’accabler ; l’occasion était belle. Moustafa-Zarif-Pacha, dans un conseil de guerre, proposa gravement d’aller attaquer Goumry. Il fallait toute son ignorance pour avoir la pensée de se rendre maître d’une place régulièrement fortifiée sans posséder les premiers élémens d’un équipage de siège. Le mouchir finit par céder aux observations des généraux européens. Ceux-ci avaient une tout autre idée : ils voulaient porter la guerre en Géorgie, donner la main aux Circassiens et marcher sur Tiflis. La difficulté pour l’armée turque était de franchir la chaîne de l’Alaghez sans passer sous le canon des deux places de Goumry et d’Achaltziche, qui s’élèvent à l’entrée des montagnes ; mais il existe un défilé intermédiaire

  1. A Campaign with the Turks in Asia, by Charles Duncan, esq. London 1855.