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À l’arrivée du Tartare porteur de ces nouvelles, l’enthousiasme des défenseurs de la cause ottomane ne connut plus de bornes ; le nom de Schamyl était alors dans toutes les bouches, et nul ne doutait qu’à la tête de soixante mille Circassiens il ne vînt rejoindre les Turcs dans leur marche sur Tiflis. Du reste il nous serait difficile de dire si, dans ce premier moment de surprise, l’invasion de la Géorgie n’avait pas quelque chance de succès. Nous devons l’avouer, les événemens qui signalèrent cette partie de la campagne nous sont très imparfaitement connus. On voit seulement que les bulletins du mouchir Abdi-Pacha excitaient l’hilarité de ses propres soldats. « Vous avez traversé notre bivouac, disait un chef de bachi-bozouks, Aali-Bey, au docteur Sandwith[1] : nos hommes couchent à la belle étoile ; moi, j’ai cette tente pour abri. Sachez cependant que, s’il faut en croire nos pachas, nous avons ici deux mille tentes enlevées aux Russes. Mon histoire est connue de toute l’armée. Dans une de mes courses, j’avais eu la chance d’arrêter un chariot escorté de quelques cavaliers. Ce chariot contenait des sacs de biscuit et une tente. J’amenai ma prise au mouchir. « C’est bien, me dit-il ; garde pour toi la tente. » Cette tente, vous la voyez. Un mois après, un de mes hommes m’apporta le journal ; j’appris ainsi qu’après un combat acharné, nous avions enlevé aux Russes un convoi chargé de biscuit et deux mille tentes. — Les pachas, ajoutait d’un ton sentencieux le chef de bachi-bozouks, sont les pères du mensonge. »

Les triomphes des Turcs furent du reste de courte durée. L’arrivée de la 18e division et d’une brigade de la 13e ayant mis les Russes en mesure de reprendre l’offensive, ils attaquèrent le corps d’armée qui, sous les ordres du ferik Aali-Pacha, menaçait Achaltziche. Ce général avait éparpillé ses troupes autour de la place. Grâce à ses mauvaises dispositions, il n’eut pas le temps de les concentrer au moment décisif. Le 26 novembre, les Russes, un peu avant le jour, enlevèrent à la baïonnette le village de Soukoupliss, où les Turcs s’étaient retranchés. Canons, drapeaux et bagages tombèrent entre leurs mains. La déroute fut complète. Aali-Pacha ne songea d’abord qu’à pourvoir à sa propre sûreté ; mais, une fois hors de danger, il s’efforça d’arrêter à coups de sabre les fuyards. Le ferik donnait ce témoignage de bonne volonté un peu tard. « L’affaire était finie depuis deux heures, le mal était sans remède ; » telle est la remarque judicieuse que nous trouvons dans un rapport adressé à Haïreddin-Pacha[2]. À la nouvelle de cet échec, le mouchir donna l’ordre à son lieutenant ou reis Achmet-Pacha, qui observait Goumry, de se

  1. Voyez A Narrative of the Siege of Kars, by Humphry Sandwith, M. D. London 1856.
  2. Ce rapport manuscrit nous a été communiqué par le général Bystrzonowski, que nous avons déjà cité parmi les écrivains militaires qui ont raconté la guerre d’Arménie.