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marin. « Veau marin ! sale torchon que vous êtes ! je ne suis pas assez veau pour lécher votre museau peint, votre face de fromage ! » Excitée par ces aménités, elle s’emporte, elle pleure, elle l’appelle barrique de goudron puant. On vient mettre le holà dans cette première entrevue toute galante. Elle s’enflamme, elle crie qu’elle veut épouser Tattle, ou, au défaut, Robin, le sommeiller. Son père la menace des verges : « Au diable les verges ! je veux un homme, j’aurai un homme ! » Ce sont des cavales, jolies si vous voulez et bondissantes ; mais décidément, entre les mains de ces poètes, l’homme naturel n’est plus qu’un échappé d’écurie ou de chenil.

Serez-vous plus content de l’homme cultivé ? La vie mondaine qu’ils peignent est un carnaval ; les têtes de leurs héroïnes sont des moulins d’imaginations extravagantes et de bavardage effréné. Voyez dans Congreve comme elles caquettent, avec quel flux de paroles, d’affectations, de quelle voix flûtée et modulée, avec quels gestes, quels tortillemens des bras, du cou, quels regards levés au ciel, quelles gentillesses et quelles singeries[1] ! » Es-tu sûre que sir Rowland n’oubliera pas de venir, et qu’il ne s’oubliera pas s’il vient ? Sera-t-il importun, Foible, et me pressera-t-il ? car s’il n’était pas importun… Oh ! je ne violerai jamais les convenances ! je mourrai de confusion si je suis forcée de faire des avances ! Oh ! non, je ne pourrai jamais faire d’avances. Je m’évanouirai s’il s’attend à des avances. Non, j’espère que sir Rowland est trop bien élevé pour mettre une dame dans la nécessité de manquer aux formes. Je ne veux pas pourtant être trop retenue, je ne veux pas le mettre au désespoir ; mais un peu de hauteur n’est pas déplacé, un peu de dédain attire. — Oui, un peu de dédain convient à madame. — Oui, mais la tendresse me convient mieux que tout : une sorte d’air mourant. Tu vois ce portrait, — n’est-ce pas, Foible ? — tu vois qu’il a quelque chose de noyé dans le regard. Oui, j’aurai ce regard-là. Ma nièce veut l’avoir, mais elle n’a pas les traits qu’il faut. Sir Rowland est-il bien ? Qu’on enlève ma toilette, je m’habillerai en haut. Je veux recevoir sir Rowland en haut. Est-il bien ? Ne me réponds pas. Je ne veux pas le savoir. Je veux être surprise. Je veux qu’on me prenne par surprise. Et quel air ai-je, Foible ? — Un air tout à fait vainqueur, madame. — Bien, mais comment le recevrai-je ? Dans quelle attitude ferai-je sur son cœur la première impression ? Serai-je assise ? Non, je ne veux pas être assise. Je marcherai. Oui, je marcherai quand il entrera comme si je venais de la porte, et puis je me retournerai en plein vers lui ! Non, ce serait trop soudain. Je serai couchée ; c’est cela, je serai couchée. Je le recevrai dans mon petit

  1. Congreve, The Way of the World.