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ment Gaucher m’a montré ta lettre, où j’ai vu que tu m’aimais toujours, et que la raison t’était venue avec l’expérience. Et puis l’accident de ta baraque m’a décidée tout à fait à m’ouvrir à Lise et à lui faire connaître que je souhaitais ton retour. Elle a arrangé cela à sa fantaisie, et tu vois que tout est pour le mieux, puisque l’idée du mariage t’était venue, et que tu étais las des voyages.

— Et nous nous marions, n’est-ce pas, Tonine ? Nous nous marions tout de suite ! Je suis ruiné, et toi, qui n’as point eu de malheurs, tu n’as plus besoin de moi, tu pourrais même trouver mieux ; mais tu es si bonne et si fidèle que c’est justement ma pauvreté qui te décide ! Oh ! cette fois-ci je te jure que si je ne suis pas bientôt ton mari, je deviendrai fou et peut-être méchant !

— Alors dépêchons-nous de nous engager par serment. Tu l’entends ! dit-elle à Lise, qui avait fait un détour avec ses enfans pour les rejoindre, et qui arrivait tout essoufflée : il me jure son honneur et sa foi que nous serons l’un à l’autre, que qui s’en dédira ne sera plus digne de manger du pain ! À présent, courons embrasser ce vieux parrain et ce brave Gaucher, qui ne s’attendent guère à ce que nous allons leur dire. Donne-moi ton dernier garçon, Lise, car tu es lasse. Sept-Épées portera l’autre, pour qu’il ne s’amuse pas en route, et Rosette ira aussi vite que nous.

Là-dessus, les deux amans prirent les deux enfans, échangeant un regard involontaire, car tous deux songèrent en même temps au bonheur qu’ils auraient un jour de porter ainsi les fruits de leur union, et, pour s’épargner la peine de remonter le talus, ils se mirent à marcher rapidement à travers les ruelles de la Ville-Noire ; mais ils furent arrêtés à chaque pas par nombre d’amis et de connaissances qui voulaient embrasser le voyageur et lui faire raconter, séance tenante, ses aventures. Sept-Épées leur promettait de revenir causer avec eux, et Tonine l’aidait à s’en débarrasser, ce qui donna lieu à celui-ci de remarquer l’air de déférence particulière que tous avaient pour elle. Loin de diminuer, l’ascendant singulier qu’elle exerçait dans la ville avait augmenté jusqu’au respect, et Sept-Épées sentait la fierté lui venir au cœur en songeant que sa femme lui ferait une espèce de royauté morale, toute d’estime et d’affection.

En descendant toujours la rivière, ils passèrent sous une arcade neuve assez large, qui était aussi un ouvrage de la demoiselle, et Sept-Épées se trouva tout à coup en face d’une vaste usine dans laquelle il reconnut bien la Barre-Molino, mais si bien réparée et si agréablement embellie, que c’était comme une maison de plaisance traversée par les flots de la rivière. Les rouages des machines, semblables à des monstres furieux emprisonnés sous les arcades