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que d’après sa structure donnée et son expérience acquise, et ses personnages ne font que manifester ce qu’il est, ou abréger ce qu’il a vu. Deux traits dominent dans ce monde, ils dominent aussi dans ce théâtre. Tous les personnages réussis s’y ramènent à deux groupes : les êtres naturels d’un côté, les êtres artificiels de l’autre ; les uns avec la grossièreté et l’impudeur des inclinations primitives, les autres avec la frivolité et les vices des habitudes mondaines ; les uns incultes, sans que leur simplicité révèle autre chose que la bassesse native, les autres cultivés, sans que leur raffinement leur imprime autre chose qu’une corruption nouvelle. Et le talent des écrivains est propre à la peinture de ces deux groupes : ils ont la grande faculté anglaise, qui est la connaissance du détail précis et des sentimens réels ; ils voient les gestes, les alentours, les habits, ils entendent les sons de voix. Ils osent les montrer ; ils ont hérité bien peu, et de bien loin, et malgré eux, mais ils ont hérité de Shakspeare. Ils manient franchement, et sans l’adoucir, le gros rouge cru qui seul peut rendre la figure de leurs brutes. D’autre part, ils ont la verve et le bon style ; ils peuvent exprimer le caquetage étourdi, les affectations folâtres, l’intarissable et capricieuse abondance des fatuités de salon ; ils ont autant d’entrain que les plus fous, et en même temps ils parlent aussi bien que les mieux appris. Ils peuvent donner le modèle des conversations ingénieuses. Ils ont la légèreté de touche, le brillant ; ils ont la facilité, la correction sans lesquelles on ne fait pas le portrait des gens du monde. Ils trouvent naturellement sur leur palette les fortes couleurs qui conviennent à leurs barbares et les jolies enluminures qui conviennent à leurs élégans.

Il y a d’abord le butor, le squire Sullen[1], ou sir John Brute[2], sorte d’ivrogne ignoble « qui, le soir, roule dans la chambre de sa femme en trébuchant comme un passager qui a le mal de mer, entre brutalement au lit, les pieds froids comme de la glace, l’haleine chaude comme une fournaise, les mains et la face aussi grasses que son bonnet de flanelle, renverse les matelas, retrousse les draps par-dessus ses épaules et ronfle. » On lui demande pourquoi il s’est marié. « Pourquoi je me suis marié ? Je me suis marié parce que j’avais l’idée de coucher avec elle, et qu’elle ne voulait pas me laisser faire. » Il fait de son salon une écurie, fume jusqu’à l’empester pour en chasser les femmes, leur jette sa pipe à la tête, boit, jure et sacre. Les gros mots, les malédictions coulent dans sa conversation comme les ordures dans un ruisseau. Il se soûle au cabaret et hurle : « Au diable la morale, au diable la garde ! et que le constable

  1. Farquhar, The Beaux Stratagem.
  2. Van Brugh, Provoked Wife.