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comique, offre une morale ; Molière est le seul qui nous donne des modèles sans tomber dans la pédanterie, sans toucher au tragique, sans entrer dans la solennité. Ce modèle est « l’honnête homme, » comme on disait alors, Philinte, Ariste, Clitandre, Éraste[1] ; il n’y en a point d’autre qui puisse nous instruire et en même temps nous amuser. Son esprit est un fonds de réflexion, mais cultivé par le monde. Son caractère est un fonds d’honnêteté, mais accommodé au monde. Vous pouvez l’imiter sans manquer à la raison ni au devoir ; ce n’est ni un freluquet ni un viveur. Vous pouvez l’imiter sans négliger vos intérêts et sans encourir le ridicule ; ce n’est ni un niais ni un malappris. Il a lu et comprend le jargon de Trissotin et de M. Lycidas, mais c’est pour les percer à jour, les battre avec leurs règles et égayer à leurs dépens toute la galerie. Il disserte même de morale, même de religion, mais en style si naturel, en preuves si claires, avec une chaleur si vraie, qu’il intéresse les femmes et que les plus mondains l’écoutent. Il connaît l’homme et il en raisonne, mais en sentences si courtes, en portraits si vivans, en moqueries si piquantes, que sa philosophie est le meilleur des divertissemens. Il est fidèle à sa maîtresse ruinée, à son ami calomnié, mais sans fracas, avec grâce. Toutes ses actions, même les belles, ont un tour aisé qui les orne ; il ne fait rien sans agrément. Son grand talent est le savoir-vivre ; ce n’est plus seulement dans les petites formalités de la vie courante qu’il le porte, c’est dans les circonstances violentes, au fort des pires embarras. Un bretteur de qualité veut le prendre pour témoin de son duel ; il réfléchit un instant, prononce vingt phrases qui le dégagent, et, « sans faire le capitan, » laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est point lâche, Armande l’injurie, puis se jette à sa tête ; il essuie poliment l’orage, écarte l’offre avec la plus loyale franchise, et, sans essayer un seul mensonge, laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est pas grossier[2]. Quand il aime Éliante, qui préfère Alceste et qu’Alceste un jour peut épouser, il se propose avec une délicatesse et une dignité entières, sans s’abaisser, sans récriminer, sans faire tort à lui-même ou à son ami. Quand Oronte vient lui lire un sonnet, au lieu d’exiger d’un fat le naturel qu’il ne peut avoir, il le loue de ses vers convenus en phrases convenues, et n’a pas la maladresse d’étaler une poétique hors de propos. Il prend dès l’abord le ton des circonstances ; il sent du premier coup ce qu’il faut dire ou taire, dans quelle mesure, avec quelles nuances, quel biais précis accommodera la vérité et la mode, jusqu’où il faut transiger ou résister, quelle

  1. Parmi les femmes, Éliante, Henriette, Élise, Uranie, Elmire.
  2. Voyez l’admirable tact et le sang-froid d’Éliante, d’Henriette et d’Elmire.