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déviation particulière que le monde et sa poésie ont annoncées, que le théâtre et ses personnages vont manifester.


II

Quatre écrivains principaux établissent cette comédie : Wycherley, Congreve, Van Brugh, Farquhar[1], — le premier grossier et dans la première irruption du vice, les autres plus rassis, ayant le goût de l’urbanité plutôt que du libertinage, tous du reste hommes du monde et se piquant de savoir vivre, de passer leur temps à la cour ou dans les belles compagnies, d’avoir les goûts et la carrière des nobles. « Je ne suis pas un écrivain, disait Congreve à Voltaire, je suis un gentleman. » En effet, dit Pope, « il vécut plus comme un homme de qualité que comme un homme de lettres, fut célèbre pour ses bonnes fortunes, et passa ses dernières années dans la maison de la duchesse de Marlborough. » On a vu que Wycherley, sous Charles II, était un des courtisans les plus à la mode. Il servit à l’armée quelque temps, comme aussi Van Brugh et Farquhar ; rien de plus galant que le nom « de capitaine » qu’ils prenaient, les récits militaires qu’ils rapportaient, et la plume qu’ils mettaient à leur chapeau. Ils écrivirent tous des comédies du même genre, mondain et classique, composées d’actions probables, telles que nous en voyons autour de nous et tous les jours, de personnages bien élevés, tels qu’on en rencontre ordinairement dans un salon, de conversations correctes ou élégantes, telles que les gens bien élevés peuvent en tenir. Ce théâtre, dépourvu de poésie, de fantaisie et d’aventures, imitatif et discoureur, se forme en même temps que celui de Molière, par les mêmes causes, et d’après lui, en sorte que, pour le comprendre, c’est à celui de Molière qu’il faut le comparer.

« Molière n’est d’aucune nation, disait un grand acteur anglais ; un jour le dieu de la comédie, ayant voulu écrire, se fit homme, et par hasard tomba en France. » Je le veux bien ; mais en devenant homme il se trouva du même coup homme du XVIIe siècle et Français, et c’est pour cela qu’il fut le dieu de la comédie. « Divertir les honnêtes gens, disait Molière, quelle entreprise étrange ! » Il n’y a que l’art français et du XVIIe siècle qui pouvait y réussir, car il consiste à conduire aux idées générales par un chemin agréable, et le goût de ces idées est, comme l’habitude de ce chemin, la marque propre des honnêtes gens. Molière, comme Racine, développe et compose. Ouvrez la première venue de ses pièces à la première scène venue ; au bout de trois réponses, vous êtes entraîné ou plutôt emmené. La seconde continue la première, la troisième achève

  1. de 1672 à 1726.