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et non endormi, puissant sans fureur, plein sans débordemens ! » Il y a dans ces âmes un fonds indestructible d’instincts moraux et de mélancolie grandiose, et c’en est la plus grande marque que de retrouver ce fonds à la cour de Charles II.

Ce ne sont là pourtant que des percées rares, et comme des affleuremens de la roche primitive. Les habitudes mondaines font une couche épaisse qui partout la recouvre ici. Les mœurs, la conversation, le style, le théâtre, le goût, tout est français ou tâche de l’être, ils nous imitent comme ils peuvent et vont se former en France. Beaucoup de cavaliers y vinrent, chassés par Cromwell. Denham, Waller, Roscommon et Rochester y résidèrent ; la duchesse de Newcastle, poète du temps, se maria à Paris ; le duc de Buckingham fit une campagne sous Turenne ; Wycherley fut envoyé en France par son père, qui voulait le dérober à la contagion des opinions puritaines ; Van Brugh, un des meilleurs comiques, alla s’y polir. Les deux cours étaient alliées presque toujours de fait et toujours de cœur, par la communauté d’intérêts et de principes religieux et monarchiques ; Charles II recevait de Louis XIV une pension, une maîtresse, des conseils et des exemples ; les seigneurs suivaient le prince, et la France était le modèle de la cour. Sa littérature et ses mœurs, les plus belles de l’âge classique, faisaient la mode. On voit dans les écrits anglais que les auteurs français sont leurs maîtres, et entre les mains de tous les gens bien élevés. On consulte Bossu, on traduit Corneille, on imite Molière, on respecte Boileau. Cela va si loin, que les plus galans tâchent d’être tout à fait Français, de mêler dans toutes leurs phrases des bribes de phrases françaises. « Parler en bon anglais, dit Wycherley, est maintenant une marque de mauvaise éducation, comme écrire en bon anglais, avoir le sens droit ou la main brave. » Ces fats[1] sont complimenteurs, toujours poudrés, parfumés, « éminens pour être bien gantés. » Ils affectent la délicatesse, font les dégoûtés, trouvent les Anglais brutaux, tristes et raides, essaient d’être évaporés, étourdis, rient, bavardent à tort et à travers, et mettent la gloire de l’homme dans la perfection de la perruque et des saluts. Le théâtre, qui raille ces imitateurs, est imitateur à leur manière. La comédie française devient un modèle comme la politesse française. On les copie l’une et l’autre en les altérant, sans les égaler, car la France monarchique et classique se trouve entre toutes les nations la mieux disposée par ses instincts et sa constitution pour les façons de la vie mondaine et les œuvres de l’esprit oratoire. L’Angleterre la suit dans cette voie, emportée par le courant universel du siècle, mais à distance, et tirée de côté par ses inclinations nationales. C’est cette direction commune et cette

  1. Etheredge dans Sir Fopling Flutter, Wycherley dans Monsieur de Paris.