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autre femme. Je ne pense donc pas que le souvenir de sa figure fût la plus grande cause de mes regrets, et je ne peux pas vous dire le chagrin que pourra me causer le changement de cette figure qui me plaisait tant ; je ne le sais pas moi-même. Si Tonine est infirme, peut-être aussi que son caractère va être changé ; mais tout cela, voyez-vous, ne me fera pas reculer. J’étais revenu pour lui offrir le petit bien que je croyais avoir. Je ne l’ai plus, il me reste la force et l’envie de travailler, et quand je devrais mourir à la peine, je veux que Tonine ne souffre de rien et me doive tout. Voilà mon idée, Lise, et je n’en changerai pas. Vous pouvez donc tout me dire.

— Eh bien ! tranquillisez-vous, reprit Lise en lui tendant la main. Tonine n’est ni infirme ni défigurée. Je voulais savoir si votre amitié était au-dessus de tout, et je vois que vous méritez la sienne. À présent nous pouvons aller la trouver. Portez-moi un peu mon gros garçon, nous irons plus vite.

Lise marcha devant, mais, au lieu de s’engager dans le dédale des ruelles tortueuses de la Ville-Noire, elle prit sur sa gauche un beau chemin neuf taillé dans le roc.

— Voilà un ouvrage nouveau qui fait grand bien aux transports de nos denrées, dit le voyageur.

— Et qui fait grand plaisir aux pères et mères de nos petits enfans. Nous ne craignons plus de les voir écraser par les chariots sous ces arcades où les moyeux touchaient les bornes. On peut laver et balayer le seuil des maisons ; la santé y gagne.

— C’est vrai que je trouve aux abords de la ville un air de dimanche, quoique nous soyons sur la semaine ; mais, par le chemin que vous me faites prendre, nous n’allons pas du côté de nos logis, et, avant de regarder les embellissemens, je voudrais embrasser mon monde !

— C’est bien pour cela que je te mène comme je fais, compagnon ! Tu ne trouverais ni ton parrain, ni Gaucher du côté de la maison. Ils ne travaillent plus à l’atelier Trottin, mais à la Barre-Molino, à la grande fabrique.

— Voilà qui m’étonne qu’ils aient quitté un assez bon patron pour un maître dur et pas toujours juste !

— L’intendant de Molino ? Bah ! il n’y est plus depuis que Molino est mort.

— Je ne savais pas tout cela ! Ses héritiers sont donc un peu plus gentils que lui ?

— Il n’a qu’une héritière, la demoiselle, comme on dit à présent. Tu ne la connais pas ?

— Ma foi non ! quelque fille naturelle ? il n’avait pas de famille ici ?