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une exaltation chevaleresque. J’étais déterminé à tenter l’aventure. Si j’échouais, je n’attendrais pas le délai fixé par mon oncle, et j’irais cacher derrière les murs d’un séminaire la honte de ma défaite. Malheureusement personne moins que moi n’était fait pour entamer cette question délicate avec Marthe. J’avais au plus haut degré ce que nos paysans, se servant du vieux mot français, appellent la vergogne. Ma langue se fût collée à mon palais avant que j’eusse prononcé la moitié de la première phrase sacramentelle : « Marthe, voulez-vous que je vous enseigne un galant ? » Mais j’eus une heureuse inspiration, et je m’adressai à la femme de Noguès, à la Capinette. L’âge l’avait rendue plus tranquille. Elle avait quatre enfans, et la jeune fille trop éveillée était devenue une commère joyeuse, mais qui ne faisait pas parler d’elle. Je lui dis tout simplement que j’aimais Marthe. Elle se mit d’abord à rire. — Je m’en doutais depuis longtemps, s’écria-t-elle. Puis elle devint sérieuse.

— Ah ! Bernard, continua-t-elle, je voudrais vous voir marié avec Marthe. Je ferai en sorte que cela soit, mais j’ai bien peur que la pauvre Marthe ne se marie jamais…

Je lui demandai si c’était son amour pour le Muscadin qui empêcherait Marthe de se marier. La Capinette me répondit obligeamment que je saurais bien faire oublier le Muscadin, et je crus ce qu’elle me disait ; mais bientôt elle se jeta dans une suite de propos décousus. Il fallait prendre les plus grandes précautions ; elle se chargeait de parler à Marthe, mais je ne devais communiquer mon projet à personne ; il y avait du danger.

— Oui, oui, lui dis-je ; il paraît qu’il y a déjà deux des galans de Marthe qui sont morts ?

— Il y en a un de mort, répondit la Capinette, c’est vrai ; je l’avais trop fait danser. Quant à l’autre, il a plus de peur que de mal : c’est un niais qui s’est laissé persuader par mon père…

En prononçant ce dernier mot, elle s’arrêta court. Elle semblait craindre d’en avoir trop dit. Elle continua un moment après, et me quitta en me donnant les meilleures espérances.

À cet endroit de son récit, le curé Garrigues fit une courte pause.

— Je serai très bref sur la fin de mon histoire, reprit-il en souriant tristement. Il ne faut pas jouer avec le feu. Je suis guéri, complètement guéri ; je puis voir Marthe sans éprouver dans mon cœur aucun tressaillement : j’ai soin néanmoins de ne pas réveiller les souvenirs de cette époque. J’ai cru un instant que j’étais aimé. Quelques jours après la conversation que j’ai cherché à résumer, la Capinette vint me dire que Marthe agréait ma recherche, et que Louis serait le plus heureux des hommes de me voir son beau-frère. Je vous ai dit que je croyais être aimé ; je dois ajouter qu’il me fallait beaucoup