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de nuits ai-je passées à ces fenêtres ! combien de fois me suis-je demandé si ce n’était pas Noguès qui avait raison, s’il était impossible que l’ennemi des hommes eût donné à des êtres humains un pouvoir sur d’autres êtres ! Avec quelle fièvre je lisais tout ce qui avait rapport à la démonologie ! Je n’osais interroger nos professeurs sur cette question délicate, je craignais qu’ils ne se moquassent de moi ; mais s’ils parlaient de sorciers et de sorcières, avec quelle avidité je les écoutais ! Aucun d’eux n’y croyait ; leurs railleries, dirigées contre les paysans qui racontaient des histoires de sabbat, me faisaient mal. J’aurais voulu croire aux sorciers, car alors j’aurais pu admettre que Marthe était la victime d’un charme.

J’allais chaque année passer les vacances à Carabussan. La première fois que je revins chez mon oncle, j’espérais trouver Marthe guérie de son amour ou de son charme. Je rêvais un accueil cordial, une familiarité aussi douce que celle des premières années ; mais lorsque le dimanche qui suivit mon arrivée je la saluai au sortir de la messe, ses yeux restèrent tristes et mornes, et d’une voix indolente elle me dit : — Bonjour, monsieur Bernard. — Tout était bien fini. Sa pâleur me fit mal ; qu’il fût naturel ou surnaturel, le charme opérait toujours. Elle ne m’avait jamais aimé, elle ne m’aimerait jamais. Dès lors, j’évitai toute occasion de la revoir. Je restais enfermé dans le presbytère, et je ne sortais que lorsque j’y étais absolument contraint par mon oncle. Les vacances se passèrent assez tristement. Mes anciens amis s’étonnèrent d’abord de ce changement dans mon caractère ; mais ils prirent facilement leur parti : on l’a fait trop étudier, et il est devenu pec, disaient-ils ; or qui dit pec dit idiot. Cependant, malgré moi, j’appris plus de choses que je ne désirais en savoir. Marthe allait souvent à la dérobée chez la vieille Chouric, qui n’était pas morte de son coup de feu, mais qui était demeurée boiteuse. Le Muscadin ne s’était pas fait soldat, mais contrebandier. Il avait, en quittant Carabussan, rencontré un berger de la montagne qui l’avait adressé à une maison d’Oloron. Il faisait la contrebande dans les Pyrénées. Il envoyait souvent de l’argent à mon oncle, qui le remettait à la Chouric.

Lorsque j’eus fini ma rhétorique et ma philosophie, je revins à Carabussan. Il était convenu avec mon oncle que je resterais pendant six mois avec lui, et qu’ensuite je prendrais un parti. « Si tu veux te faire prêtre, m’avait-il dit, tu entreras au grand séminaire ; dans le cas contraire, j’ai une douzaine d’hectares de terre qui ne doivent rien à personne. Tu oublieras ton grec et ton latin ; tu prendras une bonne femme et une charrue, et à la grâce de Dieu ! » Je quittai le collège d’Aire avec plusieurs camarades. Mon oncle m’avait envoyé sa jument par le maquignon, qui avait des affaires de ce côté. Mes camarades étaient pressés de savoir des nouvelles du