poisson à tous les départemens voisins. Tant que dure la pêche, on campe sur les digues, situées pour la plupart au milieu des bois. Le piquepoult coule à flots. Tout passant devient un hôte, et peut à son gré choisir parmi les poissons aux écailles d’or qui frétillent sur l’herbe et faire griller celui qu’il a choisi sur des charbons ardens. Mon oncle avait un étang, et nous fîmes la pêche, qui fut assez heureuse. Le lendemain, Noguès devait pêcher : nous étions invités ; mais mon oncle ne poussa pas la cruauté jusqu’à me forcer de me rendre à cette invitation. Nous travaillions tous les deux au jardin, taillant les arbres fruitiers, lorsque nous vîmes arriver Noguès, Capin le maquignon, deux ou trois voisins. Noguès était extrêmement pâle. — Monsieur le curé, dit-il en entrant dans le jardin, je suis ruiné, complètement ruiné. J’ai voulu pêcher ce matin, mais j’ai trouvé tous mes poissons le ventre en l’air. Pas un n’était vivant !
— C’est un grand malheur, répondit mon oncle. Peut-être a-t-on mis du lin dans l’étang. C’est un grand malheur ; mais la perte de votre poisson ne vous ruinera pas.
— Et la perte des bœufs, et la perte des chevaux ? répondit Noguès avec une ironie pleine de colère. J’ai abattu mon plus beau bœuf ce matin. J’en ai un autre qui ne vaut guère mieux. Un cheval qui m’a coûté plus de vingt-cinq louis est devenu boiteux dans l’écurie. Tout cela n’est pas naturel, il y faut une fin. Les sorciers s’acharnent après moi. Ils ont empoisonné mon poisson, ils ont tué mes bœufs, ils ont estropié mon cheval. Vous êtes notre curé ; que vous le teniez de Dieu ou du diable, vous avez pouvoir sur ces gens-là : je viens vous demander de les mettre à la raison.
Mon oncle essaya de le calmer ; il l’exhorta à la patience, il lui représenta les accidens dont il se plaignait comme étant produits par le hasard. Malheureusement il voulut démontrer qu’il n’y avait pas de sorciers, et cette démonstration n’eut aucun succès. J’entendis même deux ou trois paysans dire qu’en matière de sorcellerie mon oncle savait mieux que personne à quoi s’en tenir.
— Il n’y a pas de sorciers ? s’écria Noguès en riant d’une façon forcée. Cela vous plaît à dire, monsieur le curé ; mais on les a vus, les sorciers, ou plutôt la sorcière. On l’a vue entrer cette nuit dans mon étable, on l’a vue se promener sur la digue de l’étang et le traverser à la nage. Elle rôde toutes les nuits autour de ma maison, et si vous ne voulez pas la chasser avec de l’eau bénite, je la chasserai avec du plomb numéro deux.
— Et qu’a-t-on vu ? dit mon oncle.
— Oh ! rien, répondit Capin, qui prit part à la conversation, un loup blanc grand comme un âne. On sait ce que cela veut dire. Il n’est pas difficile de deviner quelle est celle qui se cache sous cette peau de bête.