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me rattrapa facilement. — Après tout, dit-il, vous êtes à moitié curé, et vous saurez dire les paroles qu’il faut dire. D’ailleurs l’autre n’oserait rien faire au neveu de votre oncle, ni au fils de ma mère.

La nuit se faisait plus obscure lorsque nous arrivâmes sur le plateau. Les vallées étaient couvertes de brume ; seuls ; quelques clochers surnageaient comme les mâts de vaisseaux naufragés. À l’horizon, une longue bande orange annonçait pour le lendemain une journée de chaleur et de beau temps. La terre que nous foulions était aride ; le genêt épineux, au lieu de porter haut sa tête couronnée de fleurs d’or, rampait sombre et rabougri, abritant mal une herbe desséchée. L’heure était triste, le lieu était sombre. En approchant du moulin, mon compagnon me serra de plus près ; je sentis son épaule contre la mienne, et, passant devant un cercle de pierres noires, il se signa avec ferveur. Nous n’aperçûmes ni le loup blanc, ni le lièvre noir, et déjà je m’apprêtais à railler le Muscadin, lorsque, dans l’endroit où le plateau s’abaisse vers la gorge, il me sembla apercevoir une forme singulière. Ce ne pouvait être un animal. Était-ce un être humain ? Cela ressemblait à un grand corps courbé qui marchait avec de très petites jambes. Le Muscadin s’arrêta court comme un mulet ombrageux. — Là-bas, là-bas ! fit-il.

Je regardai plus attentivement. — Là-bas ? dis-je, c’est une vieille femme qui porte un faix.

— C’est vrai ; mais qui peut-elle être pour oser traverser la lande à cette heure ?

La femme s’approchait de nous ; elle montait, et le crépuscule l’éclairait mieux.

— C’est votre mère ! lui dis-je.

En effet, le doute n’était plus possible. C’était la Chouric. Elle portait sur la tête un faix de bois mort. Pour mieux placer son fardeau, elle avait ôté sa coiffe, et ses cheveux, moitié rouges et moitié blancs, lui couvraient le visage. Elle tenait à la main quelque chose que je ne pus pas bien distinguer, mais qui, examiné avec plus de soin, lit reculer d’horreur le Muscadin : ce n’était rien moins qu’une paire de vipères, un grand lézard vert et quelques plantes à feuilles grises mouchetées de blanc, qui, en pareille compagnie surtout, avaient un aspect bien sinistre.

— Ma mère, ma mère ! dit le Muscadin en frappant du pied, vous m’aviez promis que cela ne serait plus.

— Eh bien ! répondit la Chouric. Qu’y a-t-il ?… Ces insectes te font-ils peur ? J’en ferai ce soir un bouillon pour la Jioujiou, qui est tombée en langueur. Et quant aux herbes, infusées dans une bouteille de vin, elles serviront à désenfler les jambes du vieux Pierrille. Le diable n’a rien à voir là-dedans. Et si celle qu’on a brûlée là, continua-t-elle