Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/330

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des hommes, vif comme la poudre, mais d’une bonté qui allait jusqu’à l’abnégation la plus sublime. Il exerçait une véritable dictature sur ses paroissiens, qui l’adoraient, bien qu’ils le considérassent comme sorcier, et voici pourquoi. — Mon oncle, pris par la grande réquisition de 1792, avait été pendant quelque temps infirmier dans les ambulances de l’armée des Pyrénées occidentales, et en avait rapporté quelques connaissances médicales dont il faisait profiter ses ouailles ; mais le véritable motif qui le faisait considérer comme sorcier, c’est que depuis qu’il desservait la commune de Carabussan, il n’avait pas grêlé dans cette commune, et il y avait de cela plus de trente ans. Or, pendant ce laps de temps, les vignes des commîmes d’alentour furent souvent dévastées par la grêle. En vain avaient-elles changé leurs cloches : aucune cloche, même du poids le plus formidable, n’avait été assez puissante pour chasser l’orage. Plus d’une fois on avait vu les nuées à bandes sinistres se diviser lorsqu’elles arrivaient au-dessus de Carabussan, et aller ravager les coteaux environnans, tandis que ceux de la commune privilégiée restaient intacts. De ce fait, les communes voisines avaient conclu que mon oncle était sorcier, et avaient intrigué à l’archevêché afin de l’avoir pour curé, car les paysans se soucient beaucoup plus du salut de leurs vignes que de celui de leur pasteur. Leurs démarches néanmoins étaient restées inutiles. D’ailleurs les gens de Carabussan ne l’eussent point laissé partir. Où eussent-ils trouvé un curé qui, comme mon oncle, leur eût dit au prône : Mes chers frères, je ne prêcherai pas aujourd’hui et nous ne dirons pas vêpres ? Le vent d’autan souffle depuis hier, la montagne paraît proche, il pleuvra demain. Rentrez vos foins aujourd’hui, il n’y a pas de temps à perdre, car ceux qui n’auront pas suivi mes conseils pourront compter les côtes de leurs bœufs cet hiver. — Il m’encourageait fort à m’occuper d’agriculture, car il cultivait avec passion son petit bien. Ah ! le bon temps ! et au milieu de quels rires éclatans, avec Marthe, ses amies et quelques voisins choisis, nous faisions la récolte !

Cette heureuse vie devait pourtant avoir un terme. Mon oncle, voyant que la raison de Marthe était complètement formée, lui conseilla d’aller administrer la maison de son frère, qui était pillée par de mauvaises servantes, et je me trouvai seul dans notre bienheureuse salle d’études, où nous avions tant ri. Le dimanche, j’apercevais Marthe avec ses amies à l’église ; mais elles devenaient décidément de grandes filles. Après les offices, elles sortaient suivies d’un cortège de galans, parmi lesquels je n’osais me montrer. J’avais l’air d’un nain au milieu de ces géans. D’ailleurs j’approchais de l’âge où l’on devient timide. Marthe me faisait peur, et cependant je ne cessais de songer à elle. Je me promenais seul dans les bois et le long des étangs. Mon oncle me surprit un jour couché au milieu des roseaux ;