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peut le lui demander, mais rien de plus. Il faut pourtant lui rendre cette justice, Noguès aime sa femme et ses enfans, et il observe ses devoirs de chrétien.

Mon oncle avait été plus heureux avec la sœur qu’il ne l’avait été avec le frère. Marthe venait tous les jours au presbytère. Elle aidait la vieille femme de charge, qui commençait à être un peu âgée, à tenir le jardin et les écuries en ordre. Elle allait à la fontaine, qui est assez éloignée de la maison, elle ornait les chapelles, elle préparait les remèdes, elle blanchissait les aubes. Marthe fut, à vrai dire, ma véritable institutrice. J’avais la tête dure, et mon oncle n’était point patient. J’appris mes lettres avec une difficulté extrême, et lorsqu’il me voyait hésiter, il entrait dans des fureurs terribles. Il me renvoyait à mes brebis, il me disait que je ne serais jamais bon que pour le fléau et pour la charrue, et il sortait en s’arrachant des poignées de cheveux. Marthe intervenait alors, elle essuyait mes larmes, elle me flattait, elle me faisait reprendre le livre et étudiait avec moi. Quand j’avais triomphé de quelque grande difficulté, elle m’embrassait en souriant. Lorsqu’elle allait à la fontaine, elle me conduisait avec elle. Revenait-elle du jardin, c’était toujours avec des fruits pour moi. C’est elle qui intercédait auprès de mon oncle et qui obtenait de lui la permission de me laisser aller aux foires et aux fêtes locales. Pendant qu’elle repassait le linge, elle avait toujours quelque jolie chanson à me chanter, et elle ne s’impatientait jamais lorsqu’avec mon importunité d’enfant je lui disais : Encore ! Pendant les vendanges, elle choisissait le sillon voisin du mien et m’aidait à remplir mon panier pour que je n’eusse pas la honte d’être en retard. Quand, aux veillées joyeuses que ramène la saison du maïs, on l’invitait à danser, elle me prenait la main et m’entraînait dans la ronde. Elle me donnait chaque jour des marques d’amitié qui ne s’adressaient pas à un ingrat. Je n’avais jamais été aimé, ou, pour mieux dire, ma pauvre mère n’avait eu le temps de me prouver qu’elle m’aimait qu’en se tuant pour me nourrir. L’affection que Marthe me témoignait était chose toute nouvelle pour moi. Ma nature rude et brutale se fondit sous les rayons de cette tendresse, et je vouai à Marthe une amitié pleine d’exaltation. Je n’ose pas donner un autre nom au sentiment que j’éprouvais pour elle, car je n’étais encore qu’un enfant. Bien qu’elle eût à peine quatorze ans, comme elle était grande et bien formée, elle paraissait plus âgée. Ses traits étaient d’une régularité admirable, et elle avait une gaieté placide qui donnait à sa physionomie un charme qu’elle a malheureusement perdu depuis longtemps. C’est certainement à Marthe que je dois de savoir lire et écrire. Tout autre professeur eût échoué.

Mon oncle la laissait faire ; considérant notre âge, il ne redoutait aucun danger ni pour l’un ni pour l’autre. C’était le meilleur