Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pays d’étangs et de marais. Cette arme était en bon état d’entretien. Devant une table, où régnait le même désordre que sur les planches, il y avait une jeune fille assise. Elle tenait sa tête dans ses deux mains et étudiait avec une attention pleine d’opiniâtreté. Notre entrée inattendue ne parut pas la déranger. — Marthe, lui dit mon oncle, je t’amène un compagnon d’étude.

La jeune fille leva la tête. Elle était très brune, avait de beaux yeux noirs, et paraissait âgée de quatorze ans environ. Était-elle jolie ? Je ne me le rappelle pas, mais elle avait une physionomie si ouverte, si intelligente, si avenante, elle me regarda avec un sourire si doux qu’elle me réconcilia avec tous les livres qui encombraient cette chambre, et qui m’effrayaient déjà.

C’était Marthe, la pauvre fille que nous avons vue si pâle la nuit où il nous fallut chercher refuge à la brûlerie. Elle était orpheline, et mon oncle avait pris officieusement sa tutelle ainsi que celle de son frère Louis Noguès. Leurs parens leur avaient laissé une propriété d’environ cinquante hectares située dans la meilleure portion de la commune. Mon oncle avait vainement essayé de donner quelque instruction au jeune Noguès. L’enfant s’était montré absolument rebelle aux premiers élémens de toute éducation. Il ne voulut jamais apprendre à lire, et ne se servit de son alphabet que pour bourrer une longue carabine, arme qu’il savait rendre très meurtrière aux canards de nos étangs.

Vous avez vu Noguès, vous avez pu le juger. Il est impossible de rencontrer un meilleur cœur et un esprit plus étroit. Chez lui, la matière absorbe l’intelligence, et il n’a pas même cette finesse et cette vivacité d’imagination qu’on rencontre chez les plus grossiers de nos paysans ; mais vous ne trouverez pas dans le canton un écuyer plus hardi, un chasseur plus intrépide. Il ne connaît pas de chevaux vicieux, et il ne monte jamais que des bêtes que personne ne peut monter. Il a dans son chenil une douzaine de chiens courans qui mangent plus de pain que six domestiques, mais ils ont une gorge sans pareille. Pendant tout l’hiver, on les entend hurler dans les landes et dans les bois, et il rentre le soir se plaignant d’avoir fatigué ses chiens sans avoir pu se fatiguer lui-même. Quand il ne va pas à la chasse, il va aux foires et aux marchés. Il ne peut rester chez lui, il est toujours par monts et par vaux. Sa femme et sa sœur dirigent la propriété et tiennent la clé du coffre-fort, non pas qu’il soit fainéant, il laboure lui-même quand il faut semer ; de sa puissante épaule, il soutient un char dans les chemins dangereux pendant la saison des foins ; son fléau, dans les grands jours caniculaires, vide les épis et fait jaillir le blé ; les arbres des pressoirs rendent sous son effort des sons lamentables, et la vis descend de deux pas. Tout ce qu’on peut exiger raisonnablement des muscles et des nerfs, on