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Et elle se mit à rire.

— De qui veut-elle parler quand elle dit l’autre ? demandai-je au curé en remontant à cheval.

— Du diable, répondit-il laconiquement.

Nous nous trouvâmes de nouveau dans les ténèbres. De gros nuages noirs avaient couvert la lune, et nous étions menacés d’une nouvelle bourrasque. — Laissez-moi passer devant, me dit-il, le chemin est dangereux ; nous sommes au milieu des étangs et des marais.

À. peine avions-nous quitté la masure de la vieille femme, que nous fûmes surpris par une pluie torrentielle. Nos chevaux s’enfonçaient dans la boue, et l’obscurité était telle que le curé fut obligé de reconnaître qu’il s’était égaré dans sa propre paroisse. Nous avançâmes néanmoins, et il poussa un cri de joie. — Voyez-vous là-bas cette grande lueur ? me dit-il ; nous sommes sauves, nous allons trouver un abri et un bon feu pour nous sécher.

J’aperçus en effet une large lueur qui ne paraissait pas très éloignée.

— Quel est ce feu ? demandai-je.

— C’est une brûlerie, un endroit où l’on fait de l’eau-de-vie. C’est là que demeure un bon propriétaire qui nous donnera à coucher, si ce temps infernal continue.

Quelques minutes après cette promesse consolante, nous arrivions devant un grand bâtiment dont les portes étaient ouvertes. Nous descendîmes de cheval, et à peine le curé se fut-il montré, que deux ou trois hommes sortirent et se disputèrent l’honneur de prendre soin de nos montures. J’avoue que lorsque j’eus franchi le seuil de la porte, je crus n’avoir fait que changer de ténèbres, car l’immense grange où je me trouvais était tellement remplie de fumée que je n’aperçus d’abord que des formes vagues s’agitant au milieu d’un nuage. Mes yeux s’habituèrent cependant à cette atmosphère cuisante, et je pus me rendre compte des objets et des personnages qui m’entouraient. En face de moi, l’horizon était borné par d’énormes cuves de bois, foudres gigantesques dont les extrémités se perdaient dans l’obscurité. Sur le sol se dressait l’alambic avec ses chaudières, ses colonnes, ses cornues, ses serpentins, dont le cuivre rouge reflétait la lueur des chandelles de résine. Au-dessous de la principale colonne brillait un foyer incandescent où brûlaient sur des grilles chauffées à blanc des troncs entiers de chêne. À l’autre extrémité, on voyait couler l’alcool limpide comme l’eau qui sort du rocher. Le premier personnage qui frappa mes yeux, dès qu’ils furent un peu accoutumés à la fumée, était un petit homme maigre, trapu, avec une grosse tête pâle, un nez d’aigle et des yeux d’orfraie. Il marchait sur l’appareil avec une agilité singulière, mettant la main tantôt à un piston, tantôt à un robinet) examinant l’éprouvette, palpant