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Ce fut avec une verve inexprimable qu’elle chanta ce morceau de ronde.

— Taisez-vous, folle, dit le curé ; taisez-vous, ou je vous laisse auprès de l’étang, et les loups vous mangeront.

Mais cette menace parut faire peu d’impression sur la vieille femme. — Je vous connais bien, dit-elle, vous êtes le curé sorcier ; vous avez dit la messe noire, vous avez voulu danser avec Marthe, mais l’autre n’a pas voulu ! Et elle continua sa chanson.

Je ris de toi, je ris de moi,
Je ris de ta bêtise ;
Tu m’as laissé passer le bois
Sans oser me rien dire.

Elle se tut un moment. Nous passions alors sur la digue d’un grand étang. Le curé, à l’extrémité de la digue, fit détourner le cheval, et nous arrivâmes devant une masure de la plus triste apparence. Cette masure disparaissait entièrement sous la végétation puissante qui l’entourait, et qui, bien que desséchée par l’hiver, semblait vouloir l’engloutir.

Nous étions arrivés. Un rayon de lune passant à travers les fentes du toit, quelques charbons qui brillaient dans l’âtre nous guidèrent dans l’obscurité. Le curé alluma une chandelle de résine ; l’aspect de cette tannière était affreux. La misère s’y montrait partout. Un vieil escabeau, une table boiteuse, un lit ou plutôt une sorte d’auge pleine de paille, tel était l’ameublement. Sur la table, on apercevait une quenouille garnie de grossière étoupe et une grande bouteille à moitié pleine.

La lueur de la résine me permit d’examiner la vieille femme. Elle était de petite taille et d’une maigreur extrême. Ses yeux enfoncés et rouges, son nez crochu, sa bouche édentée, ses cheveux gris coupés en rond à la hauteur des oreilles, mais qui, souillés de boue et dérangés par le vent, couvraient en partie sa figure, les haillons bizarres et de toute couleur qui l’habillaient à peine, lui donnaient tout à fait la tournure d’une sorcière. Elle fit quelques pas dans la chambre, et je m’aperçus qu’elle boitait. Le curé lui ordonna de se coucher, et elle alla se jeter sur le grabat dont j’ai parlé ; ensuite il vida par terre ce qui restait de vin dans la bouteille. La vieille voulut s’élancer sur le curé, qui la contint en lui disant d’un ton sévère que si elle remuait, il la ferait mettre en prison. Elle se contenta de pleurer et de se plaindre comme un enfant.

— Nous pouvons partir, je crois, dit le curé ; elle est plus tranquille, et elle n’a plus de vin.

Nous franchissions déjà le seuil de la porte lorsque la vieille se dressa sur son séant. — Bernard, s’écria-t-elle, Marthe était avec moi cette nuit, et l’autre l’a faite notre reine.