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le fils de famille en train de manger au billard ce que son père lui avait péniblement amassé, le propriétaire aisé qui suit toutes les foires sans pouvoir se décider à vendre ses denrées, le petit brocanteur maintenant de son mieux une vieille jument souvent aveugle, la jeune campagnarde solidement assise sur un bât bien rembourré, coquettement coiffée d’un foulard, ne manquant ni une foire ni un marché afin d’entretenir les espérances de cinq ou six galans. On y voyait aussi le meunier qui, sur le dos de son mulet déjà trop chargé de blé, trouvait le moyen de hisser quelque jolie servante. Tous ces bravés gens vivaient en assez bonne intelligence, et la plus franche gaieté régnait parmi eux. Malheureusement la cavalcade s’appauvrissait à chaque embranchement. Il y avait des bifurcations où elle perdait la moitié de son monde, et les plus éloignés, alors que la nuit devenait de plus en plus noire, revenaient seuls chez eux à travers les bruyères désertes.

En décembre 1845, la bande dont je faisais partie tournait le dos à l’Adour et se dirigeait vers le Bas-Armagnac. Outre les élémens que je viens de décrire, elle comptait un ecclésiastique. C’était un homme qui pouvait avoir quarante-cinq ans, aux traits mâles et réguliers, à la physionomie assez intelligente. Il avait retroussé sa soutane, qui n’avait plus que la longueur d’une veste de hussard ; ses jambes étaient emprisonnées dans de lourdes bottes à l’écuyère garnies de longs éperons d’argent. Je demandai à mon voisin quel était cet ecclésiastique, et il me répondit que c’était l’abbé Garrigues, curé de Carabussan. Je le regardai alors avec une curiosité doublement intéressée, d’abord parce qu’il devait être un de mes derniers compagnons sur une route que je connaissais mal, ensuite parce qu’il avait la réputation d’être pousouè, c’est-à-dire sorcier.

Cette qualité, bien avérée dans le pays, n’empêchait point nos compagnons de voyage de causer avec l’abbé Garrigues, et même de lui faire bonne mine. Il paraissait non-seulement fort affable, mais de joyeuse humeur. Il était monté sur un grand cheval noir au poil vif, aux oreilles inquiètes, et qui faisait mille folies quand il le pinçait, ce qui lui arrivait quelquefois. Comme j’appartenais à l’arrière-garde, je pus demander quelques détails sur le curé à un brave paysan dont la jument était souvent obligée d’attendre son poulain, qui faisait l’école buissonnière ; mais je ne pus tirer de mon homme que des demi-confidences. On croyait que le curé était sorcier, et pourtant on ne pouvait l’affirmer. Ce qu’il y avait de certain, c’est que l’oncle du curé, ancien desservant de la même commune, était un sorcier comme on en voit rarement. Du reste, tous les gens de Carabussan étaient sorciers. Ils vivaient au milieu des étangs et des forêts, et le sabbat était chez eux en permanence. On pouvait en