Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/310

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

supporter la lutte et en affronter les émotions, il lui fallait la conscience des services qu’il pourrait rendre. Moins écouté, il se sentait affranchi et disposait librement de lui-même.

Pendant deux ans, il garda un silence absolu et s’effaça complètement. Au printemps de 1859, des intérêts particuliers l’appelèrent aux États-Unis ; il n’y sortit pas de sa réserve. À deux titres, il se trouvait là sur son véritable terrain : comme champion de la liberté commerciale, comme ami de la paix. Aucun pays ne se prête davantage aux ovations, et pour les voir se multiplier, il eût suffi d’y consentir. M. Cobden résista ; il n’accepta que les témoignages qu’il ne pouvait empêcher et ceux qui avaient un caractère privé. À Washington, il fut l’hôte du président de la république, et reçut du congrès un vote de complimens accompagné des discours les plus courtois. Dans les villes où il séjourna, il rencontra le même accueil sans distinction de partis ni de classes. Pendant ce temps, l’Angleterre lui ménageait une surprise des plus flatteuses. Cette réparation dont il n’avait pas voulu quand il était sur les lieux, absent et à son insu, on la lui imposa, et si complète qu’elle dut effacer tout souvenir amer, s’il en eût gardé. Le bourg de Rochdale l’avait élu au parlement, et lord Palmerston lui réservait une place dans le nouveau cabinet, celle de président du bureau du commerce. C’est à Liverpool seulement et à son retour que M. Cobden apprit les deux nouvelles. Ses amis, venus des comtés voisins, l’attendaient sur le môle pour le féliciter ; trois députations et quatre adresses occupaient le second rang avec l’appareil ordinaire. Bien qu’après onze jours de mer, pendant lesquels il n’avait vécu que de sorbets, il fût exténué de fatigue et eût préféré le repos à toute espèce d’ovation, il n’en reçut pas moins les députations et les adresses, répondant à chacune avec une liberté d’esprit et un enjouement qui n’avaient rien d’un malade. Il parla, dit un journal anglais, en enfant terrible, et laissa prévoir ses dispositions au sujet des offres du premier ministre. Sans se lier les mains et en répétant qu’il s’ouvrirait d’abord à qui de droit, il maintint ses anciennes opinions sur la paix, sur les taxes indirectes, sur la liberté du commerce. C’étaient autant d’incompatibilités. Quelle figure eût-il faite auprès de lord Palmerston avec des convictions aussi absolues, aussi inflexibles ? Gêné lui-même, il eût été pour ses collègues un embarras ; à la première occasion délicate, il se fût retiré de son propre mouvement, ou eût été jeté à la mer comme un hôte dangereux. Il ne voulut pas s’exposer à cette alternative : son premier et son dernier mot furent un refus.