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vons pour l’aider, que nous avons peur de la voir mourir pour vouloir faire plus qu’elle ne pourra, ou pour le tourment qu’elle donnera à ses esprits. Nous avons pensé à vous, qui avez quelque chose et qui êtes sans famille. Peut-être, en venant ici, sauriez-vous décider cette pauvre amie à accepter vos soins, vos secours et votre amitié, qu’elle n’a pas cessé de mériter. »

Tonine n’était donc pas mariée ! La joie fut le premier sentiment qui domina l’émotion de Sept-Épées. Il s’arrêta peu à l’inquiétude. Tonine n’était pas perdue, puisqu’on l’appelait à son aide ; on n’a pas tant de prévisions pour ceux qui vont mourir ; d’ailleurs l’amour fait des miracles, et Sept-Épées sentit qu’il aimait Tonine plus que jamais.

En un instant disparurent les fantômes de son bonheur champêtre. Il regarda autour de lui comme au sortir d’un sommeil profond ; il trouva la plaine plate et stupide, la maison prétentieuse, les animaux malpropres, la veuve sans jeunesse et sans charme. Et comme cette pauvre femme effrayée lui demandait s’il était vraiment décidé à la quitter : — Eh oui ! lui dit-il brusquement, vous ai-je promis de rester, moi, et ne vous ai-je pas dit que j’étais marié dans mon pays ? Ma femme est malade, adieu ! J’ai travaillé pour vous avec plaisir… Gardez votre argent, je ne veux rien d’ici. — Et il s’enfuit, léger comme l’oiseau qui émigré au printemps. Dès qu’il vit une voiture publique, il s’y jeta, de là dans un convoi de chemin de fer, et puis enfin, au bout de cinq jours de voyage aussi rapide que possible, il se vit à pied sur le haut du chemin de montagne, au-dessus des abîmes qui s’entr’ouvrent pour recevoir dans leurs flancs abrupts les constructions entassées et les machines bruyantes de la Ville-Noire.

Il avait encore près d’une lieue à descendre pour y arriver. Il marchait si vite que ses pas laissaient à peine leur trace sur le sable du chemin, et pourtant son cœur l’étouffait. Comme tout lui paraissait noble et beau dans son Val-d’Enfer ! Elles étaient loin, les grandes prairies mornes et les grasses étables de la veuve allemande ! Ces rocs dentelés en scie où planaient les vautours, ces eaux violentes se frayant un passage dans les granits déchirés, ces bois sombres battus du vent sur les hauteurs, et ces étroites oasis où un rayon de soleil enfermé dans de hautes murailles naturelles fécondait un coin de verdure sauvage et quelques aunes à moitié déracinés par les pluies, tout cela formait un spectacle sublime et délicieux pour celui que l’amour et l’espérance ramenaient au pays.

Il arriva au-dessus de sa baraque, et se pencha pour la regarder. Il ne comptait pas y descendre, étant bien plus pressé de revoir ses amis que son bien, et sachant qu’un peu au-delà, le sentier, moins