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tique lui faisait sentir le vide de son cœur, et il se livrait à quelque projet de mariage. L’occasion ne manquait pas. Dès qu’on voyait sa bonne conduite et ses talens, on ne lui demandait rien de plus, et sa petite propriété, dont il était à même de faire la preuve par les lettres de Gaucher, était un luxe pour un habile artisan comme lui ; mais au moment de répondre aux avances des familles, il se trouvait si effrayé qu’il avait hâte de partir. L’image de Tonine se plaçait entre lui et tous les objets nouveaux qui ne parlaient qu’à ses yeux. Elle avait jeté sur lui comme un charme, et peut-être en effet y en avait-il un particulier en elle.

Sept-Épées rencontrait en Allemagne des beautés plus épanouies, des cheveux d’or, des yeux de turquoise, des joues de roses, un limpide regard d’innocence, un banal sourire de bonté. C’était comme l’invitation au repos de l’âme, au parti-pris de l’habitude, au néant de l’impassible sécurité. Son esprit était un instant touché de ces grâces confiantes et de ce sentimentalisme bien portant qui semblait l’attendre pour le chérir et le soigner ; mais il se disait vite que le bien-aimé paisiblement attendu n’était pas plus lui qu’un autre, et que s’il ne se chargeait pas du bonheur rêvé, un autre le réaliserait tout aussi bien que lui. Il revoyait alors la princesse de la Ville-Noire avec sa pâleur pensive, son regard mystérieux, sa gaieté sans bruit, son dévouement sans affectation, sa sensibilité sans niaiserie, son esprit pénétrant, que rien ne pouvait tromper, et sa bonté forte, qui pardonnait tout. Tonine n’était pas une femme comme les autres, et en pensant à elle le jeune artisan se sentait monter au-dessus de sa sphère, tandis qu’il se sentait redescendre au-dessous dès qu’il cherchait à s’accommoder d’un autre amour.

Et puis il y a aussi une loi de la nature qui condamne à une ténacité singulière les amours non satisfaits. Cela est triste à dire, mais on oublie plus souvent la femme qui vous a donné du bonheur que celle qui vous en a refusé. Sept-Épées combattait bravement son orgueil, dont il avait reconnu les dangers ; mais on se modifie, on ne se transforme pas, et il y avait en lui une blessure qui saignait toujours. Il s’en apercevait surtout au moment où il se piquait de l’oublier, et c’est alors que, renonçant à s’en guérir par une réaction de sa volonté, il reprenait son bâton de voyage en se disant : Laissons courir le temps ; mon mal passera plus tard, et peut-être sans que je m’en occupe.

Un jour, à une lettre de reproches de Gaucher, il répondit en avouant tout ce qu’il avait souffert, tout ce qu’il avait senti, tout ce qu’il avait modifié et corrigé dans son âme. Il ne nomma pas Tonine, mais son secret était facile à deviner. Sa lettre était digne, sincère et affectueuse. Il la finissait en disant : « Il faut que tu me par-