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homme qui, pendant plus de dix années, devait marquer chaque jour de sa vie par une harangue, et répandre de ville en ville des opinions qui n’étaient pas toujours du goût de ceux qui l’écoutaient ! Il paraît même que cette défiance n’abandonna pas M. Cobden dans ses campagnes les plus heureuses. Vétéran, il restait sous le coup des émotions qu’il avait ressenties à son premier feu. Seulement il s’en rendait mieux maître : ce travail intérieur ne se montrait au public que par une chaleur plus communicative, et ni l’esprit d’à-propos, ni l’aisance de l’orateur n’en étaient altérés ; cette timidité, sous l’aiguillon du devoir, prenait les formes de la hardiesse.

Il donna bientôt une preuve de cette vigueur réfléchie. Manchester vivait alors sous l’empire de la fiction la plus étrange. Avec ses 250,000 habitans, sa merveilleuse industrie, ses richesses accumulées, cette ville n’était encore, légalement parlant, qu’un simple bourg, relevant d’un seigneur, le lord du manoir, comme on l’appelait. Ce lord dirigeait l’administration, levait des taxes, imposait des patentes, frappait les ventes d’une sorte de droit d’aubaine. Point de représentation locale qui agitât librement les intérêts de la cité et donnât à la population la garantie de sa surveillance. Le respect des traditions, si puissant chez nos voisins, avait maintenu ce régime ; on le supportait comme un mal familier ; l’esprit féodal survivait au milieu de cette activité toute moderne. M. Cobden éveilla chez les fabricans le désir de renverser ce vieux débris. On se réunit, on se concerta ; une petite agitation locale fut résolue. Il y avait lieu de croire que des institutions semblables céderaient au premier effort. Appropriées à un village, elles devenaient une insulte et un déni de justice pour une grande cité. Cependant le lord du manoir résista et entraîna dans sa cause le parti qui se sentait menacé. Bien des bourgs se trouvaient dans le même cas, et si Manchester était une évidente exception, on pouvait, d’exception en exception, être conduit à la ruine du principe. Il fallut donc lutter, et M. Cobden ne fut pas l’un des moins ardens à la lutte. Le résultat, dans un pays sensé, ne pouvait être douteux. On reconnut enfin que Manchester avait acquis le droit de s’appartenir ; une corporation municipale remplaça le seigneur. La population ne se montra point ingrate pour ceux qui l’avaient émancipée ; presque tous les membres du comité d’agitation figurèrent dans le nouveau conseil. M. Cobden fut élu alderman, M. Thomas Potter eut le titre de maire et devint en même temps baronet. Manchester applaudit : s’il perdait un lord du manoir, il en avait la monnaie.

C’était encore un succès ; M. Cobden se mettait de plus en plus en évidence. Nommé membre de la chambre de commerce, il y trouva l’occasion de montrer son aptitude. Une nouvelle suite de voyages acheva de le mûrir. Quoiqu’il s’y occupât beaucoup de ses