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si facilement oublié les tentations de la vie aisée et indépendante. Cette austère félicité qui lui avait paru une geôle humiliante se montrait maintenant à Sept-Épées comme un mirage évanoui au sein d’un désert. Gaucher, dans sa lettre, ne prononçait pas le nom de Tonine. Ainsi l’avait voulu celle-ci, qui, ne recevant pas de réponse de Sept-Épées et ne le voyant pas revenir, s’était naturellement persuadé qu’elle lui avait fait un sacrifice inutile et que la douleur s’était envolée au changement d’air. Sept-Épées avait donné, de temps en temps, en peu de mots, signe de vie aux autres, affectant toujours une grande tranquillité d’esprit et ne faisant aucune allusion, aucune question relative à Tonine. Il la croyait mariée et désirait n’en rien savoir. Le silence de Gaucher sur ce chapitre le confirma dans sa croyance. Gaucher lui disait bien qu’il avait dû recevoir d’autres lettres du pays : — Eh bien ! se répondait Sept-Épées, je ne les ai pas reçues, et c’est tant mieux pour moi ! Sans doute on m’y faisait le récit des noces et l’éloge de M. Anthime. Tout cela ne me regarde plus ; j’ai fait ce qu’il fallait pour ne pas empêcher le bonheur des autres : le mien ne gagnerait point à en connaître les détails.

Partout où il s’arrêtait, on le remarquait comme ouvrier de premier ordre et on désirait le fixer. Il n’était pas ouvrier spécial, c’est-à-dire qu’il n’était pas de ceux qui passent leur vie à faire une certaine pièce dans la perfection, sans être jamais capables d’en faire une différente. Dans un grand atelier, la fabrication ressemble à un chant où chacun ferait sa note à propos, sans jamais apprendre celle d’avant ou celle d’après. Les habiles savent tout faire, et peuvent passer d’un établi à l’autre avec autant d’adresse et de promptitude que si chaque article était l’objet exclusif de leurs études. Sept-Épées était de ceux-là, et quand il se vit à même de s’exercer dans la coutellerie fine, dans les armes blanches de luxe, il y trouva du plaisir. Il aimait ce qui est beau. L’occasion s’étant présentée d’étudier la ciselure et le damasquinage, son plaisir augmenta. C’était presque de l’art, et ce pouvait en être tout à fait, car il avait du goût et sentait l’invention lui venir.

— Mais à quoi bon apprendre tout cela ? se disait-il dans ses momens de tristesse et de réflexion : je n’aurai jamais occasion de faire pour la Ville-Noire que de la grosse marchandise, du métier sans originalité et sans inspiration. Et quand je quitterais tout à fait mon pays pour m’établir dans ceux où l’on travaille mieux, n’y serai-je pas toujours poursuivi par l’idée de faire encore mieux, sans pouvoir la satisfaire ?

Il étudiait aussi la mécanique, et se sentit d’abord fort humilié de voir les mille projets, les mille inventions dont il s’était creusé et