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affreuse tempête. On ne savait de lui que deux choses : qu’il était de Venise et qu’il s’appelait Antonelli. Il n’avait pas tardé à se faire l’ami des Turcs, à imiter leur conduite, à remplir la contrée du bruit de ses orgies et de ses crimes. Aussi était-il l’effroi des citoyens paisibles, des femmes honnêtes et des vierges pudiques. Parmi ces dernières, il en était une pour laquelle Antonelli avait conçu une passion violente. Fille du vieux Lampros, riche habitant de Livadie, elle se nommait Anna, et elle était fiancée à un pallikare qu’elle aimait, Phloros. La veille du jour fixé pour le mariage, Antonelli entra dans Livadie, suivi d’une troupe nombreuse de cavaliers ; il se rendit chez le toparque, homme toujours prêt à seconder une criminelle entreprise.


« La demeure de Lampros est toute en mouvement ; la foule des amis et des proches remplit les vastes salles, et de nombreux serviteurs gardent les portes du vestibule. Les jeunes filles de Livadie, compagnes familières d’Anna, se sont assemblées et lui apportent la robe nuptiale, en chantant les couplets d’usage. Déjà le prêtre appelé dans la maison du père pour cette cérémonie a revêtu sa chape d’or, et les cierges de cire blanche brillent pour l’hyménée ; déjà Phloros tient dans sa main la main tremblante d’Anna, lorsqu’un bruit effrayant se fait entendre autour de la maison ; un cliquetis d’armes, des cris de soldats, jettent la terreur dans l’âme des conviés ; la parole expire sur les lèvres du prêtre prêt à bénir les nouveaux époux. »


Au même instant, les satellites du toparque, à l’instigation d’Antonelli, font irruption dans la salle, se jettent sur le vieux Lampros, qu’ils entraînent, chargé de chaînes, sous une accusation mensongère. La jeune fille reste plongée dans le deuil, le sommeil la fuit : si parfois ses paupières appesanties se ferment, des songes affreux éloignent d’elle le repos et la forcent à déserter sa couche. Son père lui apparaît mort et baigné de sang. La pauvre enfant veut crier, mais un baiser de glace rend sa bouche muette. Alors le mort redevient vivant, et le vieillard doux et vénérable bénit sa fille avec un geste d’inexprimable tendresse.

Après plusieurs jours de désespoir et d’angoisse, Anna reçut un billet écrit d’une main inconnue. Ce billet lui assignait pour la nuit suivante un rendez-vous à l’antre de Trophonius ; on lui promettait, si elle consentait à s’y rendre seule, de lui indiquer un moyen de sauver son père, encore vivant au fond des prisons du toparque. Anna, dont l’âme droite et pure ne soupçonnait nulle part la perfidie, n’hésita point à accepter cette mystérieuse entrevue. Elle courut s’agenouiller aux pieds de la madone, qui a son autel dans l’intérieur de toutes les familles grecques. Au moment où les premières paroles de sa prière sortirent de ses lèvres, la lampe qui brûlait devant l’image sainte s’éteignit brusquement. — Faites, s’écria la