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À la faveur de la tempête, Rissas, protopallikare[1] de Chloros, réussit, sous le costume d’un paysan, à pénétrer dans le liméri, espérant trouver un stratagème pour sauver ses amis. Les klephtes le reconnaissent et lui font subir les plus cruels supplices. « Photos, s’écrie l’infortuné, si tu crois au Christ, si tu as encore quelque espoir de sauver ton âme, ne me laisse pas mourir avec mes péchés, fais-moi venir un confesseur. » Photos n’a point hâte de terminer les jours de ses captifs ; il veut jouir longuement de leurs douleurs. Le poète redescend alors dans la demeure désolée de l’armatole.


« Tout auprès du pyrgos, il est un petit sanctuaire. Une lampe de cuivre y brûle entre l’image pensive d’un saint et la boîte peinte où le passant dépose son humble offrande pour l’encens et la cire. Devant l’image, une jeune femme est debout, les mains croisées dans l’attitude de la prière ; elle attache un morne regard sur la face dorée du bienheureux.

« Elle ne peut prier ; son cœur est en proie à mille tortures ; son âme rêve la vengeance. La douleur a flétri l’éclat de ses vingt ans, comme le souffle du vent flétrit la fleur du narcisse ; mais, sous son teint pâle, ses traits ont conservé leur délicate beauté.

« Soudain un bruit d’armes et de pas se fait entendre. Le vieil armatole entre dans le temple ; à la sauvage expression de son visage, il est aisé de deviner qu’une tempête de passions couve dans son sein. Sa chevelure toute blanche s’échappe de son feutre pourpre et tombe en boucles épaisses sur ses larges épaules. La poignée de son sabre frappe ses genoux ; il est fort comme un jeune homme.

« — Despo, dit-il, les ténèbres de la nuit ont achevé la moitié de leur course ; il est temps de te reposer. — Mon père, la douleur ne dort pas ; la vengeance ne laisse pas l’esprit en repos. Kissas, notre fidèle Kissas, est dans le liméri des klephtes ; il n’a pas délivré mon frère, il n’a pas tué le meurtrier de Kentros. Le lendemain de mes noces, j’ai pris des habits de deuil.

« Soudain son cœur s’enflamme, la colère sillonne son front et fait trembler convulsivement ses lèvres, des éclairs jaillissent de ses yeux. — Mon père, l’âme de Kentros erre et soupire dans quelque solitude ignorée, sur une terre non purifiée par l’encens. Jusques à quand verserons-nous des pleurs inutiles ? Courons le venger ; son sang nous appelle. »


Cette douleur sans larmes, ce courroux viril, sont bien dans les traditions de la poésie populaire de la Grèce, traditions dont Zalokostas ne s’éloigne jamais, et dans lesquelles il trouve sa force et son originalité. La femme, telle que les improvisateurs l’ont chantée, est une création toute spéciale de la muse des Grecs modernes. Le patriotisme, le dévouement et une mâle pudeur sont ses premiers attributs. L’amour conjugal et l’amour maternel se confondent dans son cœur avec l’amour de la patrie ; elle n’aime son mari que parce

  1. Sorte d’aide-de-camp.