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mânes de cet enfant qu’il devait rejoindre prématurément dans la tombe. La scène se passe en Épire, à Janina. L’âme du poète, en se reportant vers l’âpre berceau de sa première jeunesse, retrouve la sève et la vigueur de ses inspirations d’autrefois. Voici l’invocation qui lui sert de début :


« O muses, lumières divines de l’esprit, dissipez un instant les ténèbres du passé et soulevez à mes yeux le voile qui couvre le temps de notre esclavage ! Transportez-moi sur le sol sacré de l’Épire, au fond de ses montagnes saintes. O Temps, et toi, Mort, fléaux du monde, laissez-moi puiser aujourd’hui dans le trésor de votre double richesse, toi dans les pages mystérieuses de ton livre, et toi dans les froides tombes.

« Je vois le mont Tmara[1], la neige couvre les forêts du sein desquelles son fier sommet s’élance ; je vois le lac alimenté par les ondes noires du Cocyte, et l’île sur laquelle la résidence d’été et les palais efféminés d’un féroce pacha s’élèveront plus tard. Une tour apparaît seule en ces lieux, la tour triangulaire d’un armatole. »


Là vivait, puissant et heureux, l’armatole Chloros, régnant sans conteste sur les contrées environnantes. Cette paisible existence dura jusqu’au jour où il donna la main de Despo, sa fille, au brave Kentros. Parmi les hommes d’armes du vieux chef, il en était un, Photos, qui, violemment épris de Despo, avait osé la demander à son père, lui, le serviteur, le soldat aux gages de Chloros. « Eh quoi ! lui avait répondu ce dernier, si je te prends pour gendre, qui dressera ma table ? Qui aura soin de faire luire le fourreau de mon sabre et le canon de ma carabine ? » Irrité de cette réponse dédaigneuse, le jeune homme, pendant qu’on célébrait les noces de Despo, se sauva dans la montagne, s’y fit klephte, et se mit à ravager sans relâche les terres de son ancien maître. Lamprinos, fils de l’armatole, et Kentros essayèrent vainement de délivrer le pays de cet hôte dangereux. Photos, à la tête d’une audacieuse bande, les repoussa toujours ; les ayant enfin attirés dans une embuscade, il les conduisit chargés de chaînes au fond des gorges du Midjikelli[2].


« D’épaisses nuées s’amassent et noircissent le ciel ; l’ouragan court sur les abîmes, les chênes déracinés roulent en bas dans la plaine, et les oiseaux s’envolent de toutes parts à la recherche d’un asile.

« Au sein d’un étroit vallon protégé par les rochers et par un bois de sapins aux feuilles épineuses, l’invincible klephte a établi son liméri. Là, il règne et couve dans son sein le feu sacré qui doit un jour embraser et rajeunir la Grèce. Ses soldats veillent sur ses prisonniers, qu’ils accablent de tourmens et d’injures. »

  1. Haute montagne en face de Janina.
  2. Autre montagne à quelques lieues de Janina.