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des Grecs restés en leur pouvoir, et d’exposer ce hideux trophée aux injures et aux profanations d’une populace fanatique. De toutes les chances de la guerre, c’était celle que les klephtes redoutaient le plus. Aussi, lorsqu’ils étaient obligés de s’éloigner précipitamment du lieu du combat, emportaient-ils sur leurs épaules leurs blessés et leurs morts ; si la nécessité d’une fuite rapide les obligeait de renoncer à ce précieux fardeau, ils n’hésitaient pas à décapiter de leurs propres mains leurs compagnons d’armes, alors même que ces malheureux n’avaient pas achevé de rendre le dernier soupir.

À voir l’inquiétude immense qui agite le peuple grec au sujet de la destinée des âmes dans l’autre monde, le soin superstitieux qu’il apporte à l’accomplissement des cérémonies funèbres dans la crainte que la moindre omission ne procure aux mânes du défunt les plus sinistres infortunes, on pourrait croire que la pensée de la mort excite en lui des terreurs et une appréhension toutes particulières. Loin de là, cette pensée est familière à ce peuple, elle l’accompagne partout, jusque dans ses réjouissances publiques, et si elle jette parfois sur son imagination une teinte de mélancolie, elle ne lui cause ni trouble ni frayeur. Voici un singulier exemple de ce que nous avançons. — Le jour de Saint-George, nous entrâmes dans un petit village qui porte le nom de ce saint, vénéré par toute la Grèce ; les habitans de ce village, situé au fond des montagnes de la Laconie, célébraient la fête de leur patron et dansaient sur la place publique, aux portes de leur chétive église, autour d’une estrade sur laquelle deux ou trois musiciens chantaient en s’accompagnant d’un instrument discord et sauvage. Écoutez les étranges paroles de ce chant dont on répétait en chœur le refrain monotone :


« Réjouissez-vous, jeunes gens et jeunes filles ; voici le soir qui vient ; Charon compte nos jours un à un.

« Dansons sur cette terre qui doit nous dévorer.

« — Charon n’a ni discrétion ni pitié ; il prend les vieillards, il prend les petits enfans sur le sein des nourrices…

« — Sous cette terre, nous descendrons tous un jour. Elle dévore sous les grands arbres les jeunes gens et les pallikares, et sous les fleurs, les belles jeunes filles…

« — Réjouissez-vous, jeunes gens et jeunes filles. Charon est résolu à ne pas laisser une âme sur la terre[1]. »


Et les montagnards de Laconie qui dansaient au refrain de cette funèbre antienne avaient le regard joyeux et le sourire aux lèvres.

  1. Nous ne possédions que quelques fragmens de cette chanson, que nous avons retrouvée tout entière dans un opuscule sur la poésie grecque populaire, récemment publié à Athènes par M. Sp. Zampélio.